Le gamin aime la ville, il aime aussi la
solitude, ayant du sage en lui. Urbis amator, comme
Fuscus ; ruris amator, comme Flaccus[8].
Errer songeant, c’est-à-dire flâner, est un
bon emploi du temps pour le philosophe ; particulièrement dans
cette espèce de campagne un peu bâtarde, assez laide, mais bizarre
et composée de deux natures, qui entoure certaines grandes villes,
notamment Paris. Observer la banlieue, c’est observer l’amphibie.
Fin des arbres, commencement des toits, fin de l’herbe,
commencement du pavé, fin des sillons, commencement des boutiques,
fin des ornières, commencement des passions, fin du murmure divin,
commencement de la rumeur humaine ; de là un intérêt
extraordinaire.
De là, dans ces lieux peu attrayants, et
marqués à jamais par le passant de l’épithète :
triste, les promenades, en apparence sans but, du
songeur.
Celui qui écrit ces lignes a été longtemps
rôdeur de barrières[9] à Paris, et
c’est pour lui une source de souvenirs profonds. Ce gazon ras, ces
sentiers pierreux, cette craie, ces marnes, ces plâtres, ces âpres
monotonies des friches et des jachères, les plants de primeurs des
maraîchers aperçus tout à coup dans un fond, ce mélange du sauvage
et du bourgeois, ces vastes recoins déserts où les tambours de la
garnison tiennent bruyamment école et font une sorte de bégayement
de la bataille, ces thébaïdes le jour, coupe-gorge la nuit, le
moulin dégingandé qui tourne au vent, les roues d’extraction des
carrières, les guinguettes au coin des cimetières, le charme
mystérieux des grands murs sombres coupant carrément d’immenses
terrains vagues inondés de soleil et pleins de papillons, tout cela
l’attirait.
Presque personne sur la terre ne connaît ces
lieux singuliers, la Glacière, la Cunette, le hideux mur de
Grenelle tigré de balles[10], le
Mont-Parnasse, la Fosse-aux-Loups, les Aubiers sur la berge de la
Marne, Montsouris, la Tombe-Issoire, la Pierre-Plate de Châtillon
où il y a une vieille carrière épuisée qui ne sert plus qu’à faire
pousser des champignons, et que ferme à fleur de terre une trappe
en planches pourries. La campagne de Rome est une idée, la banlieue
de Paris en est une autre ; ne voir dans ce que nous offre un
horizon rien que des champs, des maisons ou des arbres, c’est
rester à la surface ; tous les aspects des choses sont des
pensées de Dieu. Le lieu où une plaine fait sa jonction avec une
ville est toujours empreint d’on ne sait quelle mélancolie
pénétrante. La nature et l’humanité vous y parlent à la fois. Les
originalités locales y apparaissent.
Quiconque a erré comme nous dans ces solitudes
contiguës à nos faubourgs qu’on pourrait nommer les limbes de
Paris, y a entrevu çà et là, à l’endroit le plus abandonné, au
moment le plus inattendu, derrière une haie maigre ou dans l’angle
d’un mur lugubre, des enfants, groupés tumultueusement, livides,
boueux, poudreux, dépenaillés, hérissés, qui jouent à la pigoche
couronnés de bleuets. Ce sont tous les petits échappés des familles
pauvres. Le boulevard extérieur est leur milieu respirable ;
la banlieue leur appartient. Ils y font une éternelle école
buissonnière. Ils y chantent ingénument leur répertoire de chansons
malpropres. Ils sont là, ou pour mieux dire, ils existent là, loin
de tout regard, dans la douce clarté de mai ou de juin, agenouillés
autour d’un trou dans la terre, chassant des billes avec le pouce,
se disputant des liards, irresponsables, envolés, lâchés,
heureux ; et, dès qu’ils vous aperçoivent, ils se souviennent
qu’ils ont une industrie, et qu’il leur faut gagner leur vie, et
ils vous offrent à vendre un vieux bas de laine plein de hannetons
ou une touffe de lilas. Ces rencontres d’enfants étranges sont une
des grâces charmantes, et en même temps poignantes, des environs de
Paris.
Quelquefois, dans ces tas de garçons, il y a
des petites filles, – sont-ce leurs sœurs ? – presque jeunes
filles, maigres, fiévreuses, gantées de hâle, marquées de taches de
rousseur, coiffées d’épis de seigle et de coquelicots, gaies,
hagardes, pieds nus. On en voit qui mangent des cerises dans les
blés. Le soir on les entend rire. Ces groupes, chaudement éclairés
de la pleine lumière de midi ou entrevus dans le crépuscule,
occupent longtemps le songeur, et ces visions se mêlent à son
rêve.
Paris, centre, la banlieue,
circonférence ; voilà pour ces enfants toute la terre. Jamais
ils ne se hasardent au delà. Ils ne peuvent pas plus sortir de
l’atmosphère parisienne que les poissons ne peuvent sortir de
l’eau. Pour eux, à deux lieues des barrières, il n’y a plus rien.
Ivry, Gentilly, Arcueil, Belleville, Aubervilliers, Ménilmontant
Choisy-le-Roi, Billancourt, Meudon, Issy, Vanves, Sèvres, Puteaux,
Neuilly, Gennevilliers, Colombes, Romainville, Chatou, Asnières,
Bougival, Nanterre, Enghien, Noisy-le-Sec, Nogent, Gournay, Drancy,
Gonesse, c’est là que finit l’univers.