Mansfield Park

Jane Austen

(Traducteur: Léonard Bercy)

Publication: 1814
Catégorie(s): Fiction, Roman, Littérature sentimentale

Partie 1

Chapitre 1

 

Il y a de cela à peu près trente ans, Mlle Maria Ward d’Huntingdon, n’ayant pour toute fortune que sept cents livres, eut la chance de conquérir le cœur de Sir Thomas Bertram de Mansfield Park, dans le comté de Northampton. De ce fait elle fut élevée au rang de femme de baronet avec tout le luxe et tout le confort que lui apportait une maison bien montée et digne de sa situation.

Tout Huntingdon applaudit à ce mariage magnifique et son oncle l’avocat, l’autorisa à user de ses talents jusqu’à concurrence de trois mille livres. Ses deux sœurs devaient bénéficier de son changement de situation et leurs amis et connaissances n’avaient aucun scrupule à prédire que Mlle Ward et Mlle Frances, aussi jolies que Mlle Maria, feraient certes d’aussi beaux mariages. Mais il n’y a pas, dans le monde, autant d’hommes possédant une grosse fortune qu’il y a de jolies femmes pour les mériter.

Six ans plus tard, Mlle Ward se crut obligée de s’éprendre du Rév. A. Norris, un ami de son beau-frère, qui n’avait pratiquement aucune fortune et Mlle Frances fit encore pire.

L’union de Mlle Ward n’était pas à dédaigner et Sir Thomas avait heureusement les moyens de donner l’hospitalité à son ami, à Mansfield, de sorte que M. et Mme Norris commencèrent leur vie conjugale avec moins de mille livres par an.

Mais Mlle Frances désobligea toute sa famille en s’éprenant d’un lieutenant de marine, sans éducation, sans fortune et sans avenir. Elle aurait difficilement pu s’arrêter à un choix plus malencontreux. Sir Thomas Bertram avait tout intérêt, autant par principe que par fierté, à souhaiter que tous ceux de sa famille aient une situation respectable et aurait aidé de bon cœur la sœur de Lady Bertram dans ce sens. Mais la profession du mari de celle-ci était si peu intéressante qu’avant qu’il n’ait eu le temps de trouver le moyen de les aider, une mésintelligence profonde intervint entre les deux sœurs. C’était ce qui devait naturellement arriver à la suite d’un mariage aussi désastreux. Pour éviter des reproches inutiles, Mme Price n’avait jamais écrit à sa famille à ce sujet, jusqu’à ce qu’elle fût mariée. Lady Bertram, qui était une femme de caractère froid et indolent, se serait très bien accommodée d’abandonner sa sœur et de ne plus penser à elle.

Mais Mme Norris était moins passive et ne fut satisfaite que lorsqu’elle eut écrit une longue lettre furieuse à Fanny, où elle lui montrait l’indignité de sa conduite et l’injuriait en conséquence. À son tour, Mme Price se froissa et se fâcha. Il y eut un échange de lettres désagréables entre elles, dans lesquelles Sir Thomas ne fut pas épargné, tant et si bien qu’il en résulta une brouille qui dura un temps considérable.

Leurs habitations étaient si éloignées et leurs cercles de relations si différents, qu’ils entendirent à peine parler les uns des autres pendant les onze années qui suivirent et que ce fut par hasard que Sir Thomas apprit par Mme Norris, qui était toujours au courant de tout, que Fanny allait avoir un autre enfant. Après ce long laps de temps, Mme Price ne put supporter plus longtemps son ressentiment vis-à-vis de quelqu’un qui aurait pu l’aider et ne l’aidait pas. Une famille s’accroissant toujours, un mari inapte au service actif, mais aimant la bonne compagnie et les liqueurs fines, et un très petit revenu pour combler tous ces désirs la décidèrent à reconquérir les amis qu’elle avait si sottement sacrifiés. Elle adressa à Lady Bertram une lettre pleine de contrition et de désespoir, parlant avec émotion de ses enfants à qui il manquait le strict nécessaire et demandant la réconciliation. Elle attendait son neuvième enfant et après avoir exposé sa situation demandait à Lady Bertram d’être la marraine en la suppliant de s’occuper des huit autres. Son aîné était un garçon de dix ans plein d’esprit et qui désirait faire son chemin dans la vie, mais comment pouvait-elle l’aider ? Ne pourrait-il être utile à quelque chose dans une des propriétés que Sir Thomas avait dans les Indes ? Tout serait bon pour lui. Que pensait Sir Thomas de Woolwich ? Ou bien ne pouvait-on l’envoyer dans l’Est…

La lettre produisit son effet. Elle rétablit la paix et ramena la bonté. Sir Thomas envoya des conseils et des recommandations. Lady Bertram de l’argent et une layette et Mme Norris écrivit des lettres.

Tels furent les résultats immédiats, mais durant ces douze mois Mme Price obtint un autre avantage. Mme Norris déclara souvent à ses amis et connaissances qu’elle ne pouvait laisser sa pauvre sœur dans le besoin et quoique ayant déjà fait beaucoup pour elle, elle sentait qu’elle devait faire encore davantage. Elle émit l’idée de soulager Mme Price de la charge de l’un de ses enfants.

— Ne serait-ce pas bien, s’ils prenaient chez eux complètement à leur charge l’aînée des filles, âgée de neuf ans et dont la mère ne pouvait s’occuper. L’ennui et la dépense ne seraient rien en comparaison de la bonne action accomplie.

Lady Bertram acquiesça immédiatement :

— Je crois que nous ne pourrions faire mieux, dit-elle. Envoyez chercher l’enfant.

Mais Sir Thomas ne donna pas son consentement aussi rapidement. Il discuta et hésita. C’était une charge sérieuse et une petite fille ainsi enlevée de sa famille devait être élevée d’une façon adéquate, sinon ce serait une cruauté au lieu d’être une bonté. Il songeait à ses quatre enfants… à ses deux fils… à l’affection entre cousins… Mais à peine avait-il commencé ses objections que Mme Norris l’interrompit, ayant réponse à tout.

— Mon cher Sir Thomas, je vous comprends très bien et je rends hommage à votre délicatesse, qui est tout à fait en rapport avec votre façon d’agir, et je suis tout à fait de votre avis : il faut faire pour l’enfant que l’on prend comme cela à sa charge tout ce qu’il est possible de faire. N’ayant pas d’enfant moi-même, que puis-je faire de mieux que de m’occuper des enfants de mes sœurs ? M. Norris est trop droit pour ne pas m’approuver. Ne nous empêchez pas de faire une bonne action pour une bagatelle. Donnez à cette jeune fille une éducation et introduisez-la dans un milieu convenable et je parie dix contre un, qu’elle a toutes les chances de bien s’établir sans dépenses supplémentaires pour personne. Une de « nos » nièces, Sir Thomas, et je devrais plutôt dire une de « vos » nièces, ne pourrait vivre dans cette compagnie sans en tirer de nombreux avantages. Je ne dis pas qu’elle sera aussi bien que ses cousines, je dirai même qu’elle ne peut pas l’être, mais elle sera introduite dans la société de cette contrée dans des circonstances si favorables, qu’il y a beaucoup de chances pour qu’elle s’établisse très convenablement. Vous pensez à vos garçons, mais n’oubliez pas que c’est ce qui a le moins de chances d’arriver. Les élever toujours ensemble, comme frères et sœur, c’est moralement impossible et je n’en connais aucun exemple. C’est en réalité le seul vrai moyen d’empêcher toute union. Supposons qu’elle soit une jolie fille et que Tom et Edmond la voient dans sept ans pour la première fois, il pourrait y avoir quelque danger. Rien que l’idée qu’elle a souffert loin de nous tous dans la pauvreté et les privations serait assez pour attendrir et rendre amoureux deux jeunes garçons tendres et bons. Mais s’ils sont élevés ensemble pendant tout ce temps, même si elle a la beauté d’un ange elle ne sera jamais pour eux autre chose qu’une sœur.

— Il y a beaucoup de vrai dans ce que vous dites, répondit Sir Thomas, et loin de moi l’idée de rejeter une idée qui pourrait contenter tout le monde. Je désirais seulement faire remarquer que cet engagement ne doit pas être pris à la légère et que pour qu’il soit réellement une aide pour Mme Price et une possibilité pour nous, nous devons pouvoir assurer à cet enfant, ou du moins nous engager à lui assurer, pour l’avenir, la possibilité de devenir une femme accomplie et qu’elle puisse se suffire à elle-même, même si, quoi que vous disiez, elle ne trouve pas à se marier.

— Je vous comprends parfaitement, s’écria Mme Norris, vous êtes l’homme le plus généreux que je connaisse et je suis sûre que nous ne serons jamais en désaccord sur ce point. Comme vous le savez, je suis prête à faire tout ce que je puis, pour ceux que j’aime et quoique je ne puisse jamais avoir pour cette petite fille le centième de l’affection que j’ai pour vos enfants, je me haïrais si j étais capable de la négliger. N’est-elle pas un enfant de ma sœur et puis-je supporter que cette petite ait faim, tant que j’ai un morceau de pain à lui donner ? Mon cher Sir Thomas, quoique ayant beaucoup de défauts, j’ai un cœur tendre, et pauvre comme je le suis, j’aimerais mieux renoncer à mon nécessaire que d’agir d’une façon peu généreuse. Alors, si vous n’y êtes pas opposé, j’écrirai à ma sœur demain et aussitôt que les dispositions seront prises, je ferai venir l’enfant à Mansfield, vous n’en aurez aucun ennui, je vous le jure. Quant à mes propres peines, vous savez que je ne m’en soucie guère. J’enverrai Fanny à Londres où elle peut loger chez son cousin qui est sellier et où l’enfant pourrait la rejoindre. Ils peuvent facilement l’envoyer de Portsmouth par la diligence sous la garde de quelque personne honorable. Il y a toujours au moins une femme d’homme d’affaires qui fait le voyage.

Sir Thomas ne fit plus aucune objection si ce n’est quant à la personnalité du cousin de Fanny ; et un rendez-vous moins économique mais certes plus honorable, fut arrangé en conséquence. Il ne restait plus qu’à se laisser à la joie du joli projet. Sa part de sensations de reconnaissance n’aurait certes pas dû être égale en toute justice, car Sir Thomas était absolument résolu à être le protecteur réel et effectif de l’enfant choisie, tandis que Mme Norris n’avait pas la moindre intention d’intervenir dans sa subsistance. Tant qu’il ne s’agissait que de parler, de marcher, de discuter, elle était sincèrement dévouée et personne ne savait mieux qu’elle dicter aux autres la façon d’être libéral, mais son amour de l’argent était égal à son amour du commandement et elle savait aussi bien le moyen de garder le sien que de dépenser celui des autres. S’étant mariée avec de petits revenus elle avait dû s’astreindre dès le début à une ligne de conduite d’économie obligatoire et ce qui avait commencé à être chez elle une affaire de prudence devint une affaire de goût. Si elle avait eu une famille à nourrir Mme Norris ne serait pas devenue avare, mais n’ayant pas ce souci, il n’y avait rien pour l’empêcher de faire des économies et diminuer la douceur de pouvoir faire au bout de l’année une addition des revenus qu’elle ne dépassait jamais. Avec de tels principes il lui était impossible de faire plus que protéger et encourager une telle charité, quoique rentrant au presbytère elle s’imaginât être la tante la plus libérale et la sœur la plus généreuse du monde !

Lorsque le sujet revint sur le tapis, ses vues s’étaient bien concrétisées et c’est avec stupéfaction que Sir Thomas l’entendit répondre à la question de Lady Bertram :

— Si l’enfant irait d’abord chez eux ou chez elle ?

que c’était tout à fait en dehors de ses moyens de prendre la moindre part à l’entretien de celle-ci. Il avait cru qu’elle serait au contraire considérée comme particulièrement bien venue au presbytère et semblait une compagne toute indiquée pour une tante sans enfant. Il se rendit compte qu’il s’était tout à fait trompé. Mme Norris regrettait de dire que dans sa situation actuelle il était tout à fait en dehors de question que l’enfant vînt habiter chez elle. La santé précaire de M. Norris rendait la chose impossible. Il ne supporterait pas plus le bruit d’un enfant qu’il ne supportait celui d’une mouche ; évidemment si son attaque de goutte allait mieux ce serait tout différent et elle serait alors contente de prendre l’enfant à son tour. Mais pour le moment le pauvre M. Norris prenait tout son temps et le seul fait de lui parler d’une telle chose serait mauvais pour sa santé.

— Alors il vaut mieux qu’elle vienne chez nous, dit Lady Bertram avec le plus grand calme.

Après un moment, Sir Thomas ajouta avec dignité :

— Oui, que sa maison soit la nôtre. Nous nous efforcerons de faire notre devoir, vis à vis d’elle et elle aura au moins l’avantage d’avoir des compagnes de son âge et de son rang.

— Très vrai s’écria Mme Norris, ce sont là deux considérations très importantes ; et ce sera la même chose pour Miss Lee d’avoir trois enfants à instruire au lieu de deux. Je regrette de ne pas être plus utile, mais vous voyez que je fais tout ce que je puis. Je ne suis pas de celles qui épargnent leurs peines. Fanny ira les chercher malgré les désagréments que j’aurai à me priver de celle-ci pendant trois jours. Je suppose, ma sœur, que vous mettrez l’enfant dans la petite mansarde blanche près de l’ancienne « nursery ». Ce sera le meilleur endroit pour elle, près de Miss Lee et non loin des autres petites de la femme de chambre qui peuvent à leur tour l’aider à s’habiller et s’occuper de ses vêtements, car je suppose que vous ne songez pas à demander à Ellis de prendre soin d’elle comme de vos filles ? Je ne crois pas que vous pourriez la mettre ailleurs !

Lady Bertram ne fit aucune objection.

— J’espère qu’elle se montrera de bonne volonté, continua Mme Norris et qu’elle sera reconnaissante pour la bonne fortune inespérée qu’elle aura, d’avoir de telles amies.

— Si ses dispositions sont vraiment mauvaises, dit Sir Bertram, nous ne la garderons pas dans notre famille, pour le bien de nos enfants, mais il n’y a pas de raison de le croire. Nous trouverons sans doute beaucoup de choses à désirer en elle et nous devons nous préparer à une monstrueuse ignorance, à des idées mesquines et à une désastreuse vulgarité de manières, mais ce ne sont ni des défauts incurables ni, je crois, des défauts contagieux. Si mes filles avaient été plus jeunes qu’elle, j’aurais hésité à leur donner une telle compagne, mais dans ce cas-ci il n’y a rien à craindre.

— C’est exactement ce que je pense, s’écria Mme Norris, et c’est ce que je disais à mon mari également, ce matin, le seul fait d’être avec ses cousines donnera de l’éducation à cette enfant. Si même Miss Lee ne lui apprenait rien, elle apprendrait à être bonne et intelligente en leur compagnie

— J’espère qu’elle ne taquinera pas mon petit chien, dit Lady Bertram, j’avais enfin obtenu que Julia le laissât tranquille.

— Il y aura quelques difficultés de notre côté, Mme Norris, observa Sir Thomas, à cause de la différence nécessaire à établir entre les jeunes filles quand elles grandiront. Comment préserver dans l’esprit de mes filles le sentiment de ce qu’elles sont, sans pour cela dédaigner leur cousine ? Et comment arriver sans humilier celle-ci à lui rappeler qu’elle n’est pas une Demoiselle Bertram ? Je les voudrais très bonnes amies et je ne tolérerai à aucun prix la moindre arrogance de la part de mes filles vis à vis de leur parente, mais elles ne peuvent cependant pas êtres égales. Leur rang, leur fortune, leur droit et leurs possibilités d’avenir seront toujours différents. C’est un point de grande délicatesse et vous devez nous assister dans nos efforts, afin de choisir l’exacte ligne de conduite à suivre.

Mme Norris était tout à fait du même avis, et quoiqu’elle envisageât la chose comme étant très difficile, elle l’encouragea à espérer que tout s’arrangerait pour le mieux.

Il est facile de supposer que Mme Norris n’écrivit pas en vain à Mme Price. Celle-ci sembla plutôt surprise que sa sœur choisit d’adopter sa fille, alors qu’elle avait tant de beaux garçons ; mais elle accepta l’offre avec reconnaissance en l’assurant que sa fille avait bon caractère, beaucoup d’esprit et qu’il n’aurait jamais à s’en plaindre. Elle en parla comme d’une petite créature délicate et chétive mais elle était convaincue que le changement d’air lui ferait le plus grand bien. Pauvre femme ! Elle pensait sans doute qu’un changement d’air aurait fait un aussi grand bien à ses autres enfants !

Chapitre 2

 

Le voyage de la petite fille s’accomplit sans incident. À Northampton, elle fut rejointe par Mme Norris qui avait réclamé le droit d’être la première à lui souhaiter la bienvenue et à l’amener vers les autres en la recommandant à leur bonté.

Fanny Price avait alors juste dix ans et s’il n’y eût rien de bien attirant dans son apparence il n’y avait non plus rien de repoussant. Elle était de petite taille pour son âge, n’avait pas le teint éclatant et rien de séduisant et était excessivement timide. Mais quoique gauche son aspect n’avait rien de vulgaire ; sa voix était douce et quand elle parlait sa physionomie devenait même jolie.

Sir Thomas et Lady Bertram voyant combien elle avait besoin d’encouragement la reçurent très gentiment. Sir Thomas tâcha d’avoir pour elle le plus d’amitié qu’il pût, mais sans grand résultat à cause de son allure grave. Quant à Lady Bertram, sans se donner la moitié de peine et en disant un mot quand il en disait dix, elle arriva avec un simple sourire à être la moins désagréable des deux.

Toute la jeunesse était à la maison et se comporta convenablement, gaiment et sans embarras du moins de la part des garçons qui âgés respectivement de seize et dix-sept ans et grands pour leur âge, avaient déjà l’apparence d’hommes aux yeux de leur jeune cousine. Les deux filles qui étaient plus jeunes et ressemblaient à leur père, furent moins naturelles. Mais elles étaient trop habituées au monde et trop orgueilleuses pour avoir la moindre timidité et la certitude que leur cousine manquait totalement d’usages leur donna vite un air d’indifférence parfaite.

C’était une famille qui avait réellement belle allure. Les fils étaient de beaux et solides garçons, les filles étaient très avenantes, ils étaient tous grands pour leur âge et admirablement élevés ce qui rendait plus frappante la différence avec leur petite cousine. On n’aurait pas pu supposer qu’il n’y avait que deux ans d’écart d’âge entre la plus jeune et Fanny.

Julia Bertram n’avait que douze ans et Maria un an de plus à peine. La petite étrangère se trouvait aussi malheureuse que possible. Craignant tout le monde, honteuse d’elle-même et ayant la nostalgie de la maison qu’elle avait quittée, elle ne savait comment se tenir et arrivait difficilement à articuler un mot sans pleurer. Mme Norris lui avait parlé de sa chance inespérée tout le long du chemin, depuis Northampton, et lui avait tant expliqué comment elle devrait se comporter et toute la gratitude qu’elle devait avoir pour ceux qui la recevait, qu’elle avait conscience d’être une pauvre petite chose pour qui le bonheur n’était pas fait. La fatigue aussi la terrassait après le long voyage qu’elle avait fait, et c’est en vain que Sir Thomas lui prodigua sa grande condescendance et Mme Norris ses recommandations. Lady Bertram avait beau lui donner son plus beau sourire, la faire asseoir à côté d’elle et lui offrir une appétissante tarte aux groseilles, elle ne pouvait qu’avaler ses larmes en silence et le sommeil seul arriva à calmer sa peine.

— Ce n’est pas un début très prometteur, dit Mme Norris, quand Fanny se fut retirée. Après tout ce que je lui avais dit avant d’arriver, je croyais qu’elle se montrerait autrement, d’autant plus que je lui avais bien expliqué que la première impression qu’elle produirait avait beaucoup d’importance. Je souhaite qu’elle n’ait pas le caractère un peu boudeur de sa pauvre mère. Mais nous devons être indulgents vis à vis d’une telle enfant. Je ne crois pas que ce soit le fait de quitter sa famille qui la chagrine tant, quoique malgré toutes les choses qui lui manquaient, ce fût son « chez elle » quand même. Elle ne peut pas comprendre maintenant combien elle a gagné au change ; cependant il y a de la modération en toutes choses.

Malgré les avis de Mme Norris, il fallut un certain temps pour acclimater Fanny à sa nouvelle vie de Mansfield Park et l’habituer à vivre loin des siens. On ne se préoccupait guère de sa nature un peu sensible. Personne n’était vraiment désagréable pour elle, mais personne non plus ne lui avait donné une petite place dans sa vie.

Le jour de congé accordé aux Demoiselles Bertram le lendemain pour faire plus ample connaissance avec leur cousine, ne créa aucun courant sympathique. Elles ne purent cacher leur air de dédain en considérant le trousseau restreint de leur cousine et son ignorance du français. Et lorsqu’elles remarquèrent combien celle-ci paraissait étrangère au duo, qu’elles jouaient avec maîtrise, elles lui firent généreusement don de quelques uns de leurs moins beaux jouets et l’abandonnèrent tandis qu’elles allèrent pratiquer leurs plaisirs favoris qui étaient pour l’instant de confectionner des fleurs en papier ou de brûler du papier parfumé.

Qu’elle fût près de ses cousines, dans la classe, dans le salon ou dans le parc, Fanny se sentait également solitaire et trouvait un objet de crainte dans chaque endroit ou chaque personne. Elle était désemparée par le silence de Lady Bertram, effrayée des regards sévères de Sir Thomas et excédée des recommandations continuelles de Mme Norris. L’aîné de ses cousins l’humiliait par des réflexions sur sa taille et la mortifiait en faisant remarquer sa timidité. Miss Lee s’étonnait de son ignorance et les femmes de chambre se moquaient de ses vêtements. Et lorsque au milieu de toutes ses humiliations elle songeait à ses frères et sœurs qui la considéraient avec égards parce qu’elle était leur aînée, leur chef de jeux, leur professeur et leur nurse tout ensemble, le désespoir emplissait son pauvre petit cœur. La beauté de l’habitation pouvait l’étonner mais ne la consolait pas. Les chambres étaient trop vastes pour qu’elle s’y sentît à l’aise et elle avait peur d’abîmer tout ce qu’elle touchait. Cette terreur ne la quittait pas, et souvent elle se cachait dans sa chambre pour pleurer. La petite fille, dont on disait au salon chaque soir, lorsqu’elle montait coucher, qu’elle était si heureuse de sa bonne fortune, finissait toutes ses journées dans un sommeil plein de sanglots !

Une semaine s’était écoulée de la sorte et personne n’avait encore soupçonné ce qui se passait dans son cœur, quand Edmond, le plus jeune de ses cousins la trouva un matin toute en pleurs sur l’escalier qui venait de la mansarde.

— Ma petite cousine, lui dit-il, avec toute la gentillesse d’une bonne nature, que se passe-t-il ?

Et s’asseyant près d’elle, il essaya de toutes ses forces de lui faire oublier la honte qu’elle ressentait d’avoir été ainsi surprise en larmes et la persuader de lui ouvrir son cœur. Était-elle malade ? Ou quelqu’un avait-il été mauvais pour elle ? Ou s’était elle disputée avec Julia et Maria ? Ou avait-elle quelque difficulté à apprendre sa leçon, qu’il pouvait lui expliquer ? Vraiment ne pouvait-il faire quelque chose pour elle ?

Pendant tout un temps elle ne répondit que par « Non… non… merci » mais il insista et lorsqu’il lui parla de sa famille elle éclata en sanglots et lui expliqua son chagrin.

Il essaya de la consoler.

— Vous êtes triste d’avoir quitté votre maman, ma petite Fanny, dit-il, cela prouve que vous êtes une bonne fille, mais vous devez vous souvenir que vous êtes chez des parents et des amis, qui tous vous aiment et souhaitent vous rendre heureuse. Allons nous promener dans le parc et vous me parlerez de vos frères et sœurs.

Pendant qu’elle parlait, il remarqua que bien qu’elle aimât tous les siens, elle avait une grande préférence pour William, dont elle parlait beaucoup et qu’elle désirait le plus revoir. William, son frère aîné d’un an, son compagnon et son ami, son défenseur dans toutes ses difficultés avec sa mère (dont il était le chéri). William n’aimait pas qu’elle s’en allât et lui avait dit combien elle lui manquerait.

— Mais je suppose qu’il va vous écrire ?

— Oui, il a promis de le faire, mais il avait demandé qu’elle écrivît la première.

— Et quand lui écrivez-vous ?

Elle secoua la tête et répondit avec hésitation qu’elle n’avait pas de papier.

— Si c’est là toute la difficulté, je vous donnerai du papier et tout le reste et vous écrirez votre lettre quand bon vous semblera. Cela vous rendrait-il heureuse, d’écrire à William ?

— Oui, très.

— Alors faites-le tout de suite. Venez avec moi dans la petite salle à déjeuner. Nous y trouverons tout ce qui sera nécessaire. Nous sommes certains d’avoir toute la chambre pour nous.

— Mais mon cousin, ma lettre sera-t-elle postée ?

— Oui, je m’en occuperai, je la mettrai avec les autres lettres et comme votre oncle l’affranchira cela ne coûtera rien à William !

— Mon oncle ! répéta Fanny avec un regard craintif.

— Oui, quand vous aurez écrit la lettre, j’irai la porter à mon père pour qu’il l’affranchisse.

Fanny eût préférée un autre moyen, mais n’offrit plus de résistance et ils se rendirent ensemble dans la salle à déjeuner où Edmond lui donna du papier et le ligna avec autant de gentillesse qu’en aurait eue son propre frère… et même plus. Il l’aida de cette façon pendant toute la lettre et ajouta à toutes ces attentions, quelques mots qu’il écrivait de sa main, envoyant avec ses amitiés à William une guinée. Les sentiments que Fanny éprouva alors furent tellement violents, qu’elle fut incapable de les exprimer, mais son attitude et les mots qu’elle parvint à articuler étaient si expressifs qu’elle commença à intéresser son cousin. Il lui parla plus longuement et de tout ce qu’elle disait il ressortait qu’elle avait un cœur plein de tendresse et le ferme désir d’agir bien dans la vie. Il découvrit qu’elle était digne d’attention pour sa grande sensibilité et son extrême timidité. Il ne lui avait jamais causé aucun chagrin, mais il sentait cependant qu’elle méritait plus de bonté positive et décida de s’efforcer à lui ôter cette crainte qu’elle avait d’eux tous, et de lui donner de bons conseils pour s’entendre gaiement avec Julia et Maria.

À dater de ce jour, Fanny se sentit plus à l’aise. Elle avait l’impression d’avoir un ami et la bonté de son cousin Edmond la rendit plus sociable avec les autres. L’endroit où elle vivait lui parut moins étranger et les gens moins effrayants et si parmi eux il y en avait encore qu’elle ne pouvait s’empêcher de craindre, elle commença à étudier leurs habitudes et la meilleure façon d’agir avec eux. Son apparence un peu rustique et un peu fruste qui avait troublé l’uniformité de la tenue de la famille, finit par disparaître. Elle n’eut plus peur de paraître devant son oncle, et ne s’irrita plus des recommandations de sa tante Norris.

Elle devint une compagne acceptable pour ses cousines quoique malheureusement son infériorité en âge et en instruction ressortît souvent et qu’un tiers fût nécessaire pour rétablir la paix. Ce tiers était toujours Edmond, indulgent et accommodant, et qui savait faire valoir les qualités de Fanny en faisant appel à leur bonté.

Edmond était profondément bon lui-même, et elle n’eut jamais à endurer de lui, les sarcasmes qu’elle recevait de Tom, qui se conduisant comme tant de jeunes hommes de dix-sept ans, se croyait très spirituel en se moquant d’une enfant de dix ans. À peine entré dans la vie, il était plein de fougue et avait toutes les dispositions du fils aîné né pour le plaisir et la dépense. Sa bonté envers sa petite cousine faisait partie de sa situation et de ses droits, et il lui faisait parfois de jolis cadeaux tout en se moquant d’elle.

Comme l’intelligence de Fanny et son allure étaient en grands progrès, Sir Thomas et Mme Norris se félicitèrent de leur bonne action. Mais il fut reconnu aussi que Fanny, loin d’être très intelligente, avait de grandes dispositions et de ce fait pourrait leur donner quelques soucis ! Ils avaient d’ailleurs une fausse conception de ses capacités. Fanny savait lire, écrire, travailler mais on ne lui avait rien appris d’autres, et comme ses cousines constataient son ignorance sur beaucoup de choses qui leur étaient familières depuis longtemps déjà, elles la considéraient comme prodigieusement stupide, et les premières semaines elles en firent continuellement des gorges chaudes au salon.

— Chère maman, songez donc que ma cousine ne sait même pas dessiner la carte d’Europe — ou ma cousine ne connaît pas les principales rivières de Russie — ou elle na jamais entendu parler de l’Asie Mineure — ou elle ne sait pas la différence entre des crayons de couleur et des couleurs à l’eau ! C’est extraordinaire ! N’avez-vous jamais entendu quelque chose d’aussi stupide ?

— Ma chère, répondait la prudente tante, c’est très dommage en vérité, mais vous ne devez pas demander que tout le monde soit aussi avancé dans ses études que vous.

— Mais ma tante, elle est tellement ignorante ! Figurez-vous que nous lui avons demandé hier soir par quel chemin elle irait en Irlande et elle nous a répondu qu’elle irait par l’île de Wight. Elle ne connaît que l’île de Wight et elle l’appelle l’île comme si il n’y avait pas d’autres îles dans le monde. Je suis sûre que j’aurais été honteuse si je n’avais pas été plus instruite à son âge. Je ne me souviens pas du temps où je ne savais pas beaucoup plus qu’elle ne sait aujourd’hui. Combien de temps y a-t-il, ma tante, que nous répétions déjà l’ordre chronologique des rois d’Angleterre avec les dates de leur règne et les principaux événements de celui-ci ?

— Oui, reprit l’autre, et celui des empereurs romains jusqu’à Sévère, sans compter toute la mythologie, la chimie, l’astrologie et la philosophie !

— Tout cela est très vrai, en effet, ma chérie, mais vous êtes douées de mémoires extraordinaires et votre pauvre cousine n’en a probablement pas. Il y a de grandes différences entre les mémoires comme dans beaucoup d’autres choses et vous devez être indulgente pour votre cousine et la plaindre de cette déficience. Souvenez-vous que si même vous êtes avancées et intelligentes, vous devez rester modestes car si vous savez déjà pas mal de choses, il vous reste beaucoup à apprendre encore.

— Oui, je sais. Mais je dois vous raconter encore une chose si curieuse et si stupide de la part de Fanny. Savez-vous qu’elle ne désire apprendre ni la musique ni le dessin ?

— Certainement, ma chérie, c’est en effet tout à fait ridicule et cela montre un manque absolu de goûts artistiques, mais tout bien considéré, je crois que c’est aussi bien comme cela, car quoique vos parents (grâce à moi) soient assez bons pour l’élever avec vous, il n’est pas nécessaire qu’elle devienne aussi accomplie que vous, au contraire. Il est même à souhaiter qu’il y ait une différence entre vous et elle.

Tels étaient les sentiments que Mme Norris inculquait à ses nièces et dès lors il n’était pas très étonnant qu’avec leurs talents prometteurs et leur instruction très avancée, elles manquaient totalement des qualités fondamentales de générosité et d’humilité ; à part cela, elles étaient admirablement instruites et Sir Thomas ne savait pas ce qui leur manquait, parce que quoique père exemplaire, il n’était pas lui-même très affectueux extérieurement et la réserve de ses manières arrêtait toute démonstration de ce genre.

Quant à Lady Bertram, elle ne se préoccupait absolument pas de l’éducation de ses filles. Elle n’avait pas de temps pour de telles préoccupations. Elle était de cette sorte de femmes qui passent leur journée, joliment habillées, assises dans un canapé, faisant un long travail à l’aiguille, pensant en général plus à son chien qu’à ses enfants. Mais elle était très indulgente pour ceux-ci, à condition que cela ne la dérange pas, guidée dans toutes les choses importantes par Sir Thomas et dans les petites choses par sa sœur : eût-elle disposé de plus de loisirs pour s’occuper de ses filles qu’elle aurait probablement supposé que c’était inutile ; puisqu’elles étaient confiées à une gouvernante de parfaite éducation et ne devaient rien désirer de plus. Quant à la stupidité de Fanny, elle ne pouvait dire qu’une chose, c’est que c’était de la malchance, mais que certaines personnes naissent stupides et que Fanny devait faire plus d’efforts : elle ne savait rien faire d’autre. Mais elle ne trouvait rien de mal dans la pauvre petite créature et l’avait toujours trouvée très rapide et complaisante pour porter ses messages et lui donner ce qu’elle désirait.

Avec son ignorance et sa timidité, Fanny était bien établie à Mansfield Park et tâchant de reporter sur sa nouvelle famille toute l’affection de son ancien home, finissait par y être moins malheureuse avec ses cousines. Maria et Julia n’étaient pas réellement méchantes et quoique Fanny souffrît souvent de leur façon de la traiter, elle trouvait leurs agissements trop bas pour en être offensée. Peu de temps après son arrivée dans la famille, Lady Bertram, par suite d’une petite indisposition et d’une grande dose d’indolence, décida de quitter la ville qu’elle avait cependant accoutumé d’habiter chaque printemps et alla s’installer tout à fait à la campagne, laissant Sir Thomas à ses devoirs du Parlement et sans se demander si son absence nuirait au bon ordre de la maison. À la campagne, les demoiselles Bertram continuèrent à exercer leur mémoire, à étudier leurs duos et à devenir des femmes, et leur père les vit avec joie devenir des personnes accomplies comme il le désirait. Son fils aîné était négligent et extravagant et lui avait déjà donné pas mal de soucis ; tandis que ses autres enfants ne lui donnaient que des satisfactions. Ses filles, quoique obligées un jour à quitter leur nom de Bertram, feraient, il en avait l’espoir, de belles alliances, et le caractère d’Edmond, son solide bon sens et sa loyauté de pensée tendaient à l’amener aux honneurs et à l’action ; pour son bonheur et celui de ceux qui l’entouraient, il deviendrait pasteur.

Parmi tous les plans et projets qu’il faisait pour ses enfants, Sir Thomas n’oubliait pas de faire ce qu’il pouvait pour les enfants de Mme Price. Il l’assista largement dans l’éducation et la situation de ses fils lorsqu’ils arrivèrent en âge de décider leur carrière et Fanny, quoique complètement séparée de sa famille, était heureusement satisfaite d’apprendre les bontés dont elle était l’objet.

Une fois et seulement une fois pendant de longues années, elle eut la joie de voir William. Du reste de sa famille elle ne vit personne, aucun d’eux ne semblait penser encore à elle-même pour lui faire une visite et personne ne semblait désirer la revoir. Mais William, décidé à devenir marin, fut invité à passer un week-end près de sa sœur avant de s’embarquer. On peut imaginer la joie de leur rencontre, leur bonheur d’être ensemble, les heures délicieuses qu’ils passèrent et les longues causeries qu’ils échangèrent, aussi bien que le chagrin profond du garçon quand il s’en alla, peut-être pour toujours, et la détresse de la petite fille quand il la quitta.

Heureusement, cette visite eut lieu pendant les vacances de Noël, de sorte que Fanny put compter sur les paroles de réconfort de son cousin Edmond qui lui montra d’une façon si charmante la belle carrière de William qu’elle finit par admettre que la séparation était une nécessité. L’amitié d’Edmond ne lui manqua jamais ; lorsqu’il quitta Eton pour Oxford, il continua à se montrer aussi prévenant et bon pour elle et profita de chaque occasion pour le lui prouver. Sans vouloir avoir l’air de faire plus que les autres, et sans crainte de faire trop, il s’occupa toujours de ses intérêts, en considérant ses goûts, et tâcha de faire ressortir ses meilleures qualités en luttant contre la défiance qui les rendait moins visibles et lui donna des conseils, des encouragements et des consolations.

Mise au rancart, comme elle l’était par tout le monde, son appui seul ne pouvait guère lui suffire pour se mettre en évidence, mais la préoccupation d’Edmond était autre. Il voulait l’aider d’abord à faire des progrès intellectuels et à y trouver du plaisir. Il la savait intelligente, d’une compréhension rapide et d’un bon jugement et ayant une vraie passion pour la lecture, qui bien dirigée devait être une éducation par elle-même.

Miss Lee lui apprenait le français et chaque jour un peu d’histoire, mais il lui conseilla les livres qui charmaient ses heures de loisir, encouragea son goût et corrigea son jugement. Il rendait ses lectures profitables en lui parlant de ce qu’elle avait lu et en rehaussant leurs attraits par quelques éloges judicieux. En retour, elle l’aima plus que n’importe qui d’autre, excepté William ; son cœur se partageait entre eux deux.

Chapitre 3

 

Le premier événement de quelque importance dans la famille fut la mort de M. Norris qui advint lorsque Fanny atteignit quinze ans. Cette mort apporta nécessairement des changements et des nouveautés. Mme Norris, en quittant le presbytère, s’installa d’abord au Park, après quoi elle alla dans une petite maison qui appartenait à Sir Thomas, dans le village, et se consola de la perte de son mari en considérant qu’elle pouvait très bien s’en passer en vivant d’une façon économe avec ses revenus nécessairement réduits.

La cure aurait dû revenir à Edmond, et si son oncle était mort quelques années auparavant, elle aurait été remise de droit à quelque ami en attendant qu’il fût en âge d’entrer dans les ordres. Mais les extravagances de Tom avaient jusqu’alors été si grandes, qu’il était nécessaire de prendre des dispositions différentes au plus tôt : le plus jeune frère devait aider à payer les plaisirs de l’aîné. Il y avait une autre cure de famille actuellement à la disposition d’Edmond mais quoique cette circonstance se fût mieux arrangée avec la conscience de Sir Thomas, il ne pouvait pas s’empêcher d’en sentir l’injustice et il essaya sérieusement de la faire comprendre à son fils aîné avec l’espoir qu’il serait touché, et que cela lui ferait plus d’effet que tout ce qu’il avait essayé jusqu’ici.

— Je rougis pour vous, Tom, dit-il avec son air le plus digne. Je rougis de l’expédient auquel je dois recourir et j’espère vous apitoyer en cette occasion dans vos sentiments de frère. Vous avez volé à Edmond dix, vingt, trente ans et peut-être pour la vie, plus de la moitié de ce qui lui revenait. Il peut être dans mon pouvoir ou dans le vôtre (et j’espère qu’il en sera ainsi) de lui procurer un meilleur avancement, mais il ne doit pas être oublié qu’aucun bénéfice de cette sorte n’existerait si nous ne le lui avions demandé et que rien ne peut en réalité être équivalent à l’avantage certain qu’il est obligé de devancer à cause de l’urgence de vos dettes.

Tom écoutait avec quelque peu de honte et de tristesse, mais se soustrayait aussi vite que possible, déclarant avec un égoïsme frivole que premièrement il n’avait pas fait la moitié des dettes de ses amis, secondement que son père en avait fait tout un drame et troisièmement que le futur bénéficiaire, quel qu’il fût, mourrait probablement bientôt.

À la mort de M. Norris, le poste revenait de droit à un certain M. Grant, qui en conséquence vint habiter Mansfield et malgré les prédictions de M. Bertram, semblait être un homme de quarante-cinq ans en parfaite santé. Mais non, il avait un petit cou, était d’une espèce de gens apoplectiques et trop grand amateurs de bonnes choses : il ne ferait pas long feu. Il avait une femme de quinze ans plus jeune, mais pas d’enfants. Les deux époux avaient la réputation d’être des gens très respectables et très agréables.

Le moment était venu maintenant où Sir Thomas supposait que sa belle-sœur allait réclamer sa nièce près d’elle. Son changement de situation, les progrès que Fanny avait réalisés en grandissant, semblaient ne plus apporter d’objection à ce qu’elles vivent ensemble, mais au contraire rendaient naturelle leur réunion. Comme d’une part, les revenus de Sir Thomas avaient diminué en raison des pertes récentes dans ses états des Indes, en surplus des extravagances de son fils aîné, il devenait désirable pour lui d’être délivré de la charge et des obligations de son établissement futur. Certain qu’il ne pouvait en être autrement, il en parla à sa femme et la première fois que celle-ci eut l’occasion de voir Fanny elle lui dit :

— Alors, vous allez nous quitter et vivre avec ma sœur ? Êtes-vous contente ?

Fanny fut trop surprise pour dire autre chose, que répéter les mots de sa tante :

— Vous quitter ?

— Oui, ma chérie, pourquoi en seriez-vous étonnée ? Vous êtes restée cinq ans avec nous et ma sœur a toujours désiré vous prendre près d’elle si son mari mourait. Mais vous devez revenir chez nous autant de fois que vous le désirez.

La nouvelle était pour Fanny aussi désagréable qu’inattendue. Elle n’avait jamais reçu de témoignage de bonté de la part de sa tante Norris et ne pouvait l’aimer.

— Je serai très triste de partir, dit-elle avec une voix altérée.

— Oui je comprends cela, c’est assez naturel. Je ne crois pas que rien puisse jamais vous affliger depuis que vous êtes venue dans cette maison comme une pauvre petite créature.

— J’espère que je ne suis pas ingrate, ma tante, dit Fanny modestement.

— Non, ma chère, j’espère que non, mais vous êtes sûre d’avoir une maison confortable. Cela ne fera pas une grande différence pour vous d’être dans une maison ou une autre.

Fanny quitta la chambre avec un cœur très triste. Elle ne trouvait pas la différence si petite et elle n’éprouvait aucune satisfaction à vivre avec sa tante. Dès qu’elle rencontra Edmond elle lui raconta son chagrin.

— Cousin, dit-elle, quelque chose va arriver que je n’aime pas du tout et quoique vous m’ayez toujours persuadée de prendre du bon côté les choses que je n’aimais pas, au premier abord vous ne serez pas capable de m’aider cette fois-ci. Je vais aller vivre entièrement avec ma tante Norris.

— Vraiment.

— Oui ma tante Bertram vient de me l’annoncer à l’instant ; c’est décidé. Je vais quitter Mansfield Park et aller à la « Maison Blanche » dès qu’elle y sera installée, je suppose.

— Eh bien, Fanny, si le projet ne vous déplaisait pas je le trouverais excellent.

— Oh cousin !

— Il a beaucoup de choses pour lui. Ma tante se montre une femme sensée en vous désirant près d’elle. Elle choisit une amie et une compagne exactement où elle le devait et je suis content que son amour de l’argent ne l’en ait pas empêchée. Vous serez tout à fait ce que vous devez être pour elle. J’espère que cela ne vous peine pas trop, Fanny.

— Mais si, cela me peine. Je ne puis pas l’aimer. J’aime, cette maison et tout ce qu’elle renferme et je ne pourrai rien aimer là-bas. Vous savez combien je suis mal à l’aise avec elle.

— Je ne puis rien dire de sa façon d’être envers vous quand vous étiez enfant, mais ce fut la même chose pour nous tous. Elle n’a jamais su être aimable pour les enfants. Mais maintenant vous êtes d’un âge à être traitée mieux ; je pense d’ailleurs qu’elle se comporte déjà autrement et quand vous serez sa seule compagne vous lui deviendrez nécessaire.

— Je ne serai jamais nécessaire à personne.

— Qu’est-ce qui vous en empêcherait ?

— Tout. Ma situation, ma bêtise et ma médiocrité.

— Quant à votre bêtise et à votre médiocrité, ma chère Fanny, croyez-moi : vous n’avez jamais possédé l’ombre de l’une ou de l’autre, excepté en employant ces mots improprement. Il n’y a aucune raison au monde pour que vous ne vous rendiez pas nécessaire quand vous êtes bien connue. Vous avez du bon sens, un bon caractère et je suis sûre que vous avez un cœur reconnaissant qui ne veut pas recevoir de bontés sans souhaiter pouvoir les rendre. Je ne connais pas de plus belles qualités pour une amie et une compagne.

— Vous êtes trop bon, répondit Fanny en rougissant sous de tels compliments. Comment pourrais-je jamais vous remercier comme je le voudrais pour l’estime que vous me donnez ? Oh ! cousin, si je dois partir je me souviendrai de votre bonté jusqu’à la fin de ma vie.

— Mais réellement Fanny, j’espère que vous vous souviendrez de moi quand vous serez à la Maison Blanche qui n’est guère loin d’ici. Vous parlez comme si vous vous en alliez à deux cents milles d’ici, alors que c’est de l’autre côté du parc ; mais vous restez des nôtres autant qu’avant. Les deux familles se verront chaque jour de l’année et la seule différence sera que vivant avec votre tante vous devrez nécessairement prendre la place qui vous revient dans la vie. Ici, il y a trop de personnes derrière lesquelles vous vous cachez, mais avec elle, vous serez forcée de parler pour vous-même.

— Oh, ne dites pas cela !

— Je dois le dire et je le dis avec plaisir. Mme Norris est bien mieux placée que ma mère pour s’occuper de vous maintenant. Elle fera beaucoup pour quelqu’un à qui elle s’intéresse vraiment et elle vous forcera à rendre justice à vos qualités naturelles.

Fanny soupira et répondit :

— Je ne puis pas voir les choses comme vous mais je devrais vous croire, cependant, et je vous suis très obligée d’essayer de m’habituer à ce qui doit être. Si je pouvais croire que ma tante s’intéresse vraiment à moi, ce serait délicieux de sentir que je suis utile à quelqu’un. Ici, je sais que je ne comptais pour personne et cependant j’aimais tant cet endroit…

— L’endroit est justement ce que vous ne quittez pas en quittant la maison, Fanny. Vous aurez la disposition du parc et des jardins comme auparavant. Même votre petit cœur fidèle ne doit pas craindre ce changement purement nominal. Vous aurez les mêmes promenades à parcourir ; la même librairie pour vous distraire, les mêmes gens à rencontrer et le même cheval à monter.