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Les Aventures de Tom Sawyer

Mark Twain


Publication: 1876

AVERTISSEMENT

La plupart des aventures racontées dans ce livre ont réellement eu lieu. J’en ai vécu une ou deux ; je dois les autres à mes camarades d’école. Huck Finn est un personnage réel ; Tom Sawyer également, mais lui est un mélange de trois garçons que j’ai bien connus. Il est, en quelque sorte, le résultat d’un travail d’architecte.

Les étranges superstitions que j’évoque étaient très répandues chez les enfants et les esclaves dans l’Ouest, à cette époque-là, c’est-à-dire il y a trente ou quarante ans.

Bien que mon livre soit surtout écrit pour distraire les garçons et les filles, je ne voudrais pas que, sous ce prétexte, les adultes s’en détournent. Je tiens, en effet, à leur rappeler ce qu’ils ont été, la façon qu’ils avaient de réagir, de penser et de parler, et les bizarres aventures dans lesquelles ils se lançaient.

L’AUTEUR

Hartford, 1876.

Chapitre 1

« Tom ! »

Pas de réponse.

« Tom ! »

Pas de réponse.

« Je me demande où a bien pu passer ce garçon… Allons, Tom, viens ici ! »

La vieille dame abaissa ses lunettes sur son nez et lança un coup d’œil tout autour de la pièce, puis elle les remonta sur son front et regarda de nouveau. Il ne lui arrivait pratiquement jamais de se servir de ses lunettes pour chercher un objet aussi négligeable qu’un jeune garçon. D’ailleurs, elle ne portait ces lunettes-là que pour la parade et les verres en étaient si peu efficaces que deux ronds de fourneau les eussent avantageusement remplacés, mais elle en était très fière. La vieille dame demeura un instant fort perplexe et finit par reprendre d’une voix plus calme, mais assez haut cependant pour se faire entendre de tous les meubles :

« Si je mets la main sur toi, je te jure que… »

Elle en resta là, car, courbée en deux, elle administrait maintenant de furieux coups de balai sous le lit et avait besoin de tout son souffle. Malgré ses efforts, elle ne réussit qu’à déloger le chat.

« Je n’ai jamais vu un garnement pareil ! »

La porte était ouverte. La vieille dame alla se poster sur le seuil et se mit à inspecter les rangs de tomates et les mauvaises herbes qui constituaient tout le jardin. Pas de Tom.

« Hé ! Tom », lança-t-elle, assez fort cette fois pour que sa voix portât au loin.

Elle entendit un léger bruit derrière elle et se retourna juste à temps pour attraper par le revers de sa veste un jeune garçon qu’elle arrêta net dans sa fuite.

« Je te tiens !J’aurais bien dû penser à ce placard. Que faisais-tu là-dedans ?

– Rien.

– Rien ? Regarde-moi tes mains, regarde-moi ta bouche. Que signifie tout ce barbouillage ?

– Je ne sais pas, ma tante.

– Eh bien, moi je sais. C’est de la confiture. Je t’ai répété sur tous les tons que si tu ne laissais pas ces confitures tranquilles, tu recevrais une belle correction. Donne-moi cette badine. »

La badine tournoya dans l’air. L’instant était critique.

« Oh ! mon Dieu ! Attention derrière toi, ma tante ! »

La vieille dame fit brusquement demi-tour en serrant ses jupes contre elle pour parer à tout danger. Le gaillard, en profitant, décampa, escalada la clôture en planches du jardin et disparut par le chemin. Dès qu’elle fut revenue de sa surprise, tante Polly éclata de rire.

« Maudit garçon ! Je me laisserai donc toujours prendre ! J’aurais pourtant dû me méfier. Il m’a joué assez de tours pendables comme cela. Mais plus on vieillit, plus on devient bête. Et l’on prétend que l’on n’apprend pas aux vieux singes à faire la grimace ! Seulement, voilà le malheur, il ne recommence pas deux fois le même tour et avec lui on ne sait jamais ce qui va arriver. Il sait pertinemment jusqu’où il peut aller avant que je me fâche, mais si je me fâche tout de même, il s’arrange si bien pour détourner mon attention ou me faire rire que ma colère tombe et que je n’ai plus aucune envie de lui taper dessus. Je manque à tous mes devoirs avec ce garçon-là. Qui aime bien, châtie bien, dit la Bible, et elle n’a pas tort. Je nous prépare à tous deux un avenir de souffrance et de péché : Tom a le diable au corps, mais c’est le fils de ma pauvre sœur et je n’ai pas le courage de le battre. Chaque fois que je lui pardonne, ma conscience m’adresse d’amers reproches et chaque fois que je lève la main sur lui, mon vieux cœur saigne. Enfin, l’homme né de la femme n’a que peu de jours à vivre et il doit les vivre dans la peine, c’est encore la Bible qui le dit. Rien n’est plus vrai. Il va de nouveau faire l’école buissonnière tantôt et je serai forcée de le faire travailler demain pour le punir. C’est pourtant rudement dur de le faire travailler le samedi lorsque tous ses camarades ont congé, lui qui a une telle horreur du travail ! Il n’y a pas à dire, il faut que je fasse mon devoir, sans quoi ce sera la perte de cet enfant. »

Tom fit l’école buissonnière et s’amusa beaucoup. Il rentra juste à temps afin d’aider Jim, le négrillon, à scier la provision de bois pour le lendemain et à casser du petit bois en vue du dîner. Plus exactement, il rentra assez tôt pour raconter ses exploits à Jim tandis que celui-ci abattait les trois quarts de la besogne. Sidney, le demi-frère de Tom, avait déjà, quant à lui, ramassé les copeaux : c’était un garçon calme qui n’avait point le goût des aventures.

Au dîner, pendant que Tom mangeait et profitait de la moindre occasion pour dérober du sucre, tante Polly posa à son neveu une série de questions aussi insidieuses que pénétrantes dans l’intention bien arrêtée de l’amener à se trahir. Pareille à tant d’autres âmes candides, elle croyait avoir le don de la diplomatie et considérait ses ruses les plus cousues de fil blanc comme des merveilles d’ingéniosité.

« Tom, dit-elle, il devait faire bien chaud à l’école aujourd’hui, n’est-ce pas ?

– Oui, ma tante.

– Il devait même faire une chaleur étouffante ?

– Oui, ma tante.

– Tu n’as pas eu envie d’aller nager ? »

Un peu inquiet, Tom commençait à ne plus se sentir très à son aise. Il leva les yeux sur sa tante, dont le visage était impénétrable.

« Non, répondit-il… enfin, pas tellement. »

La vieille dame allongea la main et tâta la chemise de Tom.

« En tout cas, tu n’as pas trop chaud, maintenant. »

Et elle se flatta d’avoir découvert que la chemise était parfaitement sèche, sans que personne pût deviner où elle voulait en venir. Mais Tom savait désormais de quel côté soufflait le vent et il se mit en mesure de résister à une nouvelle attaque en prenant l’offensive.

« Il y a des camarades qui se sont amusés à nous faire gicler de l’eau sur la tête J’ai encore les cheveux tout mouillés. Tu vois ? »

Tante Polly fut vexée de s’être laissé battre sur son propre terrain. Alors, une autre idée lui vint.

« Tom, tu n’as pas eu à découdre le col que j’avais cousu à ta chemise pour te faire asperger la tête, n’est-ce pas ? Déboutonne ta veste. »

Les traits de Tom se détendirent. Le garçon ouvrit sa veste. Son col de chemise était solidement cousu.

« Allons, c’est bon. J’étais persuadée que tu avais fait l’école buissonnière et que tu t’étais baigné. Je te pardonne, Tom. Du reste, chat échaudé craint l’eau froide, comme on dit, et tu as dû te méfier, cette fois-ci. »

Tante Polly était à moitié fâchée que sa sagacité eût été prise en défaut et à moitié satisfaite que l’on se fût montré obéissant, pour une fois.

Mais Sidney intervint.

« Tiens, fit-il, j’en aurai mis ma main au feu. Je croyais que ce matin tu avais cousu son col avec du fil blanc, or ce soir le fil est noir.

– Mais c’est évident, je l’ai cousu avec du fil blanc ! Tom ! »

Tom n’attendit pas son reste. Il fila comme une flèche et, avant de passer la porte, il cria :

« Sid, tu me paieras ça ! »

Une fois en lieu sûr, Tom examina deux longues aiguilles piquées dans le revers de sa veste et enfilées l’une avec du fil blanc, l’autre avec du fil noir.

« Sans ce maudit Sid, elle n’y aurait rien vu, pensa-t-il. Tantôt elle se sert de fil blanc, tantôt de fil noir. Je voudrais tout de même bien qu’elle se décide à employer soit l’un soit l’autre. Moi je m’y perds. En attendant Sid va recevoir une bonne raclée. Ça lui apprendra. »

Tom n’était pas le garçon modèle du village, d’ailleurs il connaissait fort bien le garçon modèle et l’avait en horreur.

Deux minutes à peine suffirent à Tom pour oublier ses soucis, non pas qu’ils fussent moins lourds à porter que ceux des autres hommes, mais ils pâlissaient devant de nouvelles préoccupations d’un intérêt puissant, tout comme les malheurs s’effacent de l’esprit sous l’influence de cette fièvre qu’engendre toujours une nouvelle forme d’activité. Un nègre venait de lui apprendre une manière inédite de siffler et il mourait d’envie de la mettre en pratique. Cela consistait à imiter les trilles des oiseaux, à reproduire une sorte de gazouillement liquide en appliquant à intervalles rapprochés la langue contre le palais. Si jamais le lecteur a été un petit garçon, il se rappellera comment il faut s’y prendre. À force de zèle et d’application, Tom ne tarda pas à mettre la méthode au point et, la bouche toute remplie d’harmonies, l’âme débordante de gratitude, il commença à déambuler dans les rues du village. Il se sentait dans un état voisin de celui qu’éprouve un astronome ayant découvert une nouvelle planète et, sans aucun doute, d’ailleurs, sa jubilation était encore plus grande.

Les soirées d’été étaient longues. Il ne faisait pas encore nuit. Bientôt, Tom s’arrêta de siffler. Un inconnu lui faisait face, un garçon guère plus grand que lui. Dans le pauvre petit village de Saint-Petersburg, tout visage nouveau excitait une profonde curiosité. De plus, ce garçon était bien habillé, très bien habillé même pour un jour de semaine.

C’était tout bonnement ahurissant. Sa casquette était des plus élégantes et sa veste bleue, bien boutonnée, était aussi neuve que distinguée. Il en allait de même pour son pantalon. L’inconnu portait des souliers et une cravate de teinte vive. Il était si bien mis, il avait tellement l’air d’un citadin que Tom en éprouva comme un coup au creux de l’estomac. Plus Tom considérait cette merveille de l’art, plus il regardait de haut un pareil étalage de luxe, plus il avait conscience d’être lui-même habillé comme un chiffonnier. Les deux garçons restaient muets. Si l’un faisait un mouvement, l’autre l’imitait aussitôt, mais ils s’arrangeaient pour tourner l’un autour de l’autre sans cesser de se dévisager et de se regarder dans le blanc des yeux. Enfin Tom prit la parole.

« J’ai bonne envie de te flanquer une volée, dit-il.

– Essaie un peu.

– Ça ne serait pas difficile.

– Tu dis ça, mais tu n’en es pas capable.

– Pas capable ?

– Non, tu n’oseras pas.

– Si !

– Non ! »

Un moment de silence pénible, puis Tom reprit :

« Comment t’appelles-tu ?

– Ça ne te regarde pas.

– Si tu le prends sur ce ton, gare à toi.

– Viens-y donc.

– Encore un mot et tu vas voir.

– Un mot… un mot… tiens, ça en fait des tas tout ça. Eh bien, vas-y !

– Oh ! Tu te crois malin, hein ? Tu ne sais pas que je pourrais te flanquer par terre d’une seule main si je le voulais.

– Qu’est-ce que tu attends ?

– Ça ne va pas tarder si tu continues.

– Je connais la chanson. Il y a des gens qui sont restés comme ça pendant cent sept ans avant de se décider.

– Dégourdi, va ! Tu te prends pour quelqu’un, hein ? Oh ! en voilà un chapeau !

– Tu n’as qu’à pas le regarder, ce chapeau, s’il ne te plaît pas. Seulement, ne t’avise pas d’y toucher, le premier qui y touchera ira mordre la poussière.

– Menteur !

– Toi-même !

– Tu crânes, mais tu n’as pas le courage d’aller jusqu’au bout !

– Va voir là-bas si j’y suis.

– Dis donc, tu vas te taire, sans ça je t’assomme.

– J’y compte bien.

– Attends un peu.

– Mais alors, décide-toi. Tu dis tout le temps que tu vas me sauter dessus, pourquoi ne le fais-tu pas ? C’est que tu as peur.

– Je n’ai pas peur.

– Si.

– Non.

– Si. »

Nouveau silence, nouveaux regards furibonds et nouveau manège des deux garçons dont les épaules finirent par se toucher.

« Allez, file, déclara Tom.

– Débarrasse donc le plancher toi-même.

– Non.

– Eh bien, moi non plus. »

Pied contre pied, les deux garçons arc-boutés cherchèrent chacun à faire reculer l’adversaire. L’œil allumé par la haine, ni l’un ni l’autre ne put prendre l’avantage. Après avoir lutté ainsi jusqu’à devenir cramoisis, ils relâchèrent leurs efforts tout en s’observant avec prudence.

« Tu es un lâche et un poseur, dit Tom. Je demanderai à mon grand frère de s’occuper de toi. Il t’écrasera d’une chiquenaude.

– Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? Mon frère est encore plus grand que le tien. Tu verras, il ne sera pas long à l’envoyer valser par-dessus cette haie. »

(Les deux frères étaient aussi imaginaires l’un que l’autre.)

« Tu mens.

– Pas tant que toi. »

Tom traça une ligne dans la poussière avec son orteil et dit :

« Si tu dépasses cette ligne, je te tape dessus jusqu’à ce que tu ne puisses plus te relever. »

L’inconnu franchit immédiatement la ligne.

« Maintenant, vas-y un peu.

– N’essaie pas de jouer au plus malin avec moi. Méfie-toi.

– Mais qu’est-ce que tu attends ?

– En voilà assez, pour deux sous, je te casse la figure ! »

Le garçon sortit deux pièces de cuivre de sa poche et les tendit à Tom d’un air narquois. Tom les jeta à terre. Alors, tous deux roulèrent dans la poussière, agrippés, l’un à l’autre comme des chats. Pendant une longue minute, ils se tirèrent par les cheveux et par les vêtements, se griffèrent et s’administrèrent force coups de poing sur le nez, se couvrant à la fois de poussière et de gloire. Bientôt, la masse confuse formée par les deux combattants émergea d’un nuage poudreux et Tom apparut à califourchon sur le jeune étranger dont il labourait énergiquement les côtes.

« Tu en as assez ? » fit Tom.

Le garçon se débattit. Il pleurait, mais surtout de rage.

« Tu en as assez ? »

Pas de réponse, et Tom recommença à taper sur l’autre.

Enfin, l’étranger demanda grâce : Tom le laissa se relever.

« J’espère que ça te servira de leçon, fit-il. La prochaine fois, tâche de savoir à qui tu te frottes. »

Le garçon s’en alla en secouant la poussière de ses habits. Il haletait, reniflait, se détournait parfois en relevant le menton et criait à Tom ce qu’il lui réservait pour le jour où il le « repincerait », ce à quoi Tom répondait par des sarcasmes. Fier comme Artaban, il rebroussa chemin. À peine eut-il le dos tourné que son adversaire ramassa une pierre, la lança, l’atteignit entre les deux épaules et prit ses jambes à son cou.

Tom se précipita à la suite du traître et le poursuivit jusqu’à sa demeure, apprenant ainsi où il habitait. Il resta un moment à monter la garde devant la porte.

« Sors donc, si tu oses ! » dit-il à son ennemi, mais l’ennemi, le nez collé à la vitre d’une fenêtre, se contenta de lui répondre par une série de grimaces jusqu’à ce que sa mère arrivât et traitât Tom d’enfant méchant et mal élevé, non sans le prier de prendre le large. Forcé d’abandonner la partie, Tom fit demi-tour en se jurant bien de régler son compte au garçon.

Il rentra chez lui fort tard et, au moment où il se faufilait par la fenêtre, il tomba dans une embuscade. Sa tante l’attendait. Lorsqu’elle vit dans quel état se trouvaient ses vêtements, elle prit la décision irrévocable d’empêcher son neveu de sortir le lendemain, bien que ce fût jour de congé.

Chapitre 2

Le samedi était venu. La nature entière resplendissait de fraîcheur et débordait de vie. Les cœurs étaient en fête et toute la jeunesse avait envie de chanter. Les visages s’épanouissaient, tout le monde marchait d’un pas léger. Les caroubiers en fleur embaumaient l’air. La colline de Cardiff verdoyait à l’extrémité du village et semblait inviter les gens à la promenade et à la rêverie.

Tom sortit de la maison armé d’un baquet de lait de chaux et d’un long pinceau. Il examina la palissade autour du jardin. Toute joie l’abandonna et son âme s’emplit de mélancolie. Trente mètres de planches à badigeonner sur plus d’un mètre et demi de haut ; la vie n’était plus qu’un lourd fardeau. Il poussa un soupir, trempa son pinceau dans le baquet, barbouilla la planche la plus élevée, répéta deux fois la même opération, compara l’insignifiant espace qu’il venait de blanchir à l’immense surface qu’il lui restait à couvrir, puis, découragé, il s’assit sur une souche. À ce moment, Jim s’avança en sautillant, un seau vide à la main et chantant à tue-tête Les Filles de Buffalo. Jusque-là, Tom avait toujours considéré comme une odieuse corvée d’aller chercher de l’eau à la pompe du village, mais maintenant, il n’était plus de cet avis. Il se rappelait qu’autour de la pompe, on rencontrait beaucoup de monde. En attendant leur tour, les Blancs, les mulâtres, les nègres, garçons et filles, flânaient, échangeaient des jouets, se querellaient, se battaient ou se faisaient des niches. Et il se rappelait également que la pompe avait beau n’être qu’à cent cinquante mètres de la maison, Jim mettait au moins une heure pour en revenir avec son seau.

« Hé ! Jim, fit Tom, je vais aller chercher de l’eau pour toi si tu veux donner un coup de pinceau à ma place. »

Jim secoua la tête.

« J’peux pas, missié Tom. Ma maîtresse elle m’a dit d’y aller et de ne pas m’arrêter en route. Elle m’a dit que missié Tom il me demanderait de repeindre la clôture et qu’il fallait pas que je l’écoute. Elle a dit qu’elle surveillerait elle-même le travail.

– Ne t’occupe donc pas de ce qu’elle dit, Jim. Tu sais bien qu’elle parle toujours comme ça. Passe-moi le seau. J’en ai pour une minute. Elle ne saura même pas que je suis sorti.

– Oh ! non, missié Tom, j’peux pas. Ma maîtresse elle m’arracherait la tête, c’est sûr et certain.

– Elle ! Elle ne donne jamais de correction à personne, à part un bon coup de dé à coudre sur la tête, ce n’est pas bien méchant, non ? Elle dit des choses terribles, mais les paroles, ça ne fait pas de mal, sauf si elle crie un peu trop fort. Je vais te faire un cadeau magnifique. Je vais te donner une bille toute blanche ! »

Jim commençait à se laisser fléchir.

« Oui, Jim, une bille toute blanche.

– Ça, missié Tom, c’est un beau cadeau, mais j’ai peur de ma maîtresse…

– D’ailleurs, si tu me passes ton seau, je te montrerai la blessure que j’ai au pied. »

Après tout, Jim n’était qu’une créature humaine… La tentation était trop forte. Il posa son seau à terre et prit la bille. L’instant d’après, Jim déguerpissait à toute allure, le seau à la main et le derrière en feu ; Tom badigeonnait la palissade avec ardeur : tante Polly regagnait la maison, la pantoufle sous le bras et la mine triomphante.

L’énergie de Tom fut de courte durée. Il commença à songer aux distractions qu’il avait projetées pour ce jour-là et sa mauvaise humeur augmenta. Ses camarades n’allaient pas tarder à partir en expédition et ils se moqueraient bien de lui en apprenant qu’il était obligé de travailler un samedi. Cette pensée le mettait au supplice. Il tira de ses poches tous les biens qu’il possédait en ce bas monde : des débris de jouets, des billes, toutes sortes d’objets hétéroclites. Il y avait là de quoi se procurer une besogne moins rude en échange de la sienne, mais certes pas une demi-heure de liberté. Il remit en poche ses maigres richesses et renonça à l’idée d’acheter ses camarades. Soudain, au beau milieu de son désespoir, il eut un trait de génie.

Il reprit son pinceau et s’attaqua de nouveau à la palissade. Ben Rogers, celui dont il redoutait le plus les quolibets, apparaissait à l’horizon. Il grignotait une pomme et, de temps en temps, poussait un long ululement mélodieux, suivi d’un son grave destiné à reproduire le bruit d’une cloche, car Ben s’était transformé en bateau à vapeur. Arrivé non loin de Tom, il réduisit la vitesse, changea de cap et décrivit un cercle majestueux comme il convenait à un navire calant neuf pieds. Il était à la fois Le Grand Missouri, son capitaine, les machines et la cloche, et il s’imaginait debout sur sa propre passerelle, en train de donner des ordres et de les exécuter.

« Stop ! Ding, ding ! »

Le navire fila sur son erre et s’avança lentement vers Tom.

« Machine arrière ! Ding, ding ! »

Les bras de Ben se raidirent, collés contre ses flancs.

« Droite la barre ! Tribord un peu ! Ding, ding ! Touf… Touf… Touf… »

Sa main droite se mit à décrire des cercles réguliers car elle représentait l’une des deux roues à aubes du bâtiment.

« En arrière toujours ! La barre à bâbord ! Ding, ding ! Touf… Touf… »

La main gauche cette fois entra en mouvement.

« En avant ! Doucement ! Ding, ding ! Laisse courir ! Touf… Touf… En avant toute ! Ding, ding ! Lance l’amarre ! Embarque la bosse ! Accoste ! Fini pour la machine ! »

Tom continuait de badigeonner sa palissade sans prêter la moindre attention aux évolutions du navire. Ben le regarda bouche bée.

« Ah ! ah ! dit-il enfin, te voilà coincé, hein ? »

Pas de réponse. Tom examina en artiste l’effet produit par son dernier coup de pinceau. Du coin de l’œil, il guignait la pomme de son camarade. L’eau lui en venait à la bouche, mais il demeurait impassible.

« Hé ! bonjour, mon vieux, reprit Ben. Tu es en train de travailler ? »

Tom se retourna brusquement et dit :

« Tiens, c’est toi, Ben !

– Eh… Je vais me baigner. T’as pas envie de venir ? Évidemment, tu aimes mieux travailler.

– Que veux-tu dire par travailler ?

– Mais je parle de ce que tu fais en ce moment.

– Oui, fit Tom en se remettant à badigeonner, on peut appeler ça du travail si l’on veut. En tout cas, je sais que ce truc-là me va tout à fait.

– Allons, allons, ne viens pas me raconter que tu aimes ça.

– Je ne vois vraiment pas pourquoi je n’aimerais pas ça. On n’a pas tous les jours l’occasion de passer une palissade au lait de chaux, à notre âge. »

Cette explication présentait la chose sous un jour nouveau. Ben cessa de grignoter sa pomme. Tom, maniant son pinceau avec beaucoup de désinvolture, reculait parfois pour juger de l’effet, ajoutait une touche de blanc par-ci, une autre par-là. Ben, de plus en plus intéressé, suivait tous ses mouvements.

« Dis donc, Tom, fit-il bientôt, laisse-moi badigeonner un peu. »

Tom réfléchit, parut accepter, puis se ravisa.

« Non, non, Ben, tu ne ferais pas l’affaire. Tu comprends, tante Polly tient beaucoup à ce que sa palissade soit blanchie proprement, surtout de ce côté qui donne sur la rue. Si c’était du côté du jardin, ça aurait moins d’importance. Il faut que ce soit fait très soigneusement. Je suis sûr qu’il n’y a pas un type sur mille, ou même sur deux mille, capable de mener à bien ce travail.

– Vraiment ? Oh ! voyons, Tom, laisse-moi essayer un tout petit peu. Si c’était moi qui badigeonnais, je ne te refuserais pas ça.

– Je ne demanderais pas mieux, Ben, foi d’Indien, mais tante Polly… Jim voulait badigeonner mais elle n’a pas voulu. Elle n’a pas permis à Sid non plus de toucher à sa palissade. Maintenant, tu comprends dans quelle situation je me trouve ? Si jamais il arrivait quelque chose…

– Oh ! sois tranquille. Je ferai attention. Laisse-moi essayer. Dis… je vais te donner la moitié de ma pomme.

– Allons… Eh bien, non, Ben. Je ne suis pas tranquille…

– Je te donnerai toute ma pomme ! »

Tom, la mine contrite mais le cœur ravi, céda son pinceau à Ben. Et tandis que l’ex-steamer, Le Grand Missouri, peinait et transpirait en plein soleil, l’ex-artiste, juché à l’ombre sur un tonneau, croquait la pomme à belles dents, balançait les jambes et projetait le massacre de nouveaux innocents. Les victimes ne manquaient point. Les garçons arrivaient les uns après les autres. Venus pour se moquer de Tom, ils restaient pour badigeonner. Avant que Ben s’arrêtât, mort de fatigue, Tom avait déjà réservé son tour à Billy Fisher contre un cerf-volant en excellent état.

Lorsque Billy abandonna la partie, Johnny Miller obtint de le remplacer moyennant paiement d’un rat mort et d’un bout de ficelle pour le balancer. Il en alla ainsi pendant des heures et des heures. Vers le milieu de l’après-midi, Tom qui, le matin encore, était un malheureux garçon sans ressources, roulait littéralement sur l’or. Outre les objets déjà mentionnés, il possédait douze billes, un fragment de verre bleu, une bobine vide, une clef qui n’ouvrait rien du tout, un morceau de craie, un bouchon de carafe, un soldat de plomb, deux têtards, six pétards, un chat borgne, un bouton de porte en cuivre, un collier de chien (mais pas de chien), un manche de canif, quatre pelures d’orange et un vieux châssis de fenêtre tout démantibulé. Il avait en outre passé un moment des plus agréables à ne rien faire, une nombreuse société lui avait tenu compagnie et la palissade était enduite d’une triple couche de chaux. Si Tom n’avait pas fini par manquer de lait de chaux, il aurait ruiné tous les garçons du village.

Tom se dit qu’après tout l’existence n’était pas si mauvaise. Il avait découvert à son insu l’une des grandes lois qui font agir les hommes, à savoir qu’il suffit de leur faire croire qu’une chose est difficile à obtenir pour allumer leur convoitise. Si Tom avait été un philosophe aussi grand et aussi profond que l’auteur de ce livre, il aurait compris une fois pour toutes que travailler c’est faire tout ce qui nous est imposé, et s’amuser exactement l’inverse. Que vous fabriquiez des fleurs artificielles ou que vous soyez rivé à la chaîne, on dira que vous travaillez. Mais jouez aux quilles ou escaladez le mont Blanc, on dira que vous vous amusez. Il y a en Angleterre des messieurs fort riches qui conduisent chaque jour des diligences attelées à quatre chevaux parce que ce privilège leur coûte les yeux de la tête, mais si jamais on leur offrait de les rétribuer, ils considéreraient qu’on veut les faire travailler et ils démissionneraient.

Tom réfléchit un instant aux changements substantiels qui venaient de s’opérer dans son existence, puis il se dirigea vers la maison dans l’intention de rendre compte de son travail à tante Polly.

Chapitre 3

Tom se présenta devant tante Polly, assise auprès de la fenêtre d’une pièce agréable, située sur le derrière de la maison et qui servait à la fois de chambre à coucher, de salle à manger et de bibliothèque. Les parfums de l’été, le calme reposant, le bourdonnement berceur des abeilles avaient accompli leur œuvre et la vieille dame dodelinait de la tête sur son tricot, car elle n’avait pas d’autre compagnon que le chat endormi sur ses genoux. Par mesure de prudence, les branches de ses lunettes étaient piquées dans sa chevelure grise. Persuadée que Tom avait abandonné sa tâche depuis longtemps, elle s’étonna de son air intrépide et de son audace.

« Est-ce que je peux aller jouer maintenant, ma tante ?

– Quoi, déjà ? Où en es-tu de ton travail ?

– J’ai tout fini, ma tante.

– Tom, ne mens pas, j’ai horreur de cela.

– Je ne mens pas, ma tante. Tout est fini. »

Tante Polly ne se fiait guère à des déclarations de ce genre. Elle sortit, afin d’en vérifier l’exactitude par elle-même. Elle se fût d’ailleurs estimée très heureuse de découvrir vingt pour cent de vérité dans les affirmations de Tom. Lorsqu’elle constata que la palissade, entièrement blanchie, avait reçu deux et même trois bonnes couches de badigeon à la chaux, lorsqu’elle s’aperçut qu’une bande blanche courait à même le sol, au pied de la clôture, sa stupeur fut indicible.

« Je n’aurais jamais cru cela ! s’exclama-t-elle. Il n’y a pas à dire, tu sais travailler quand tu veux bien t’y mettre, Tom. Malheureusement, je suis forcée de reconnaître que l’envie ne t’en prend pas souvent, ajouta-t-elle, atténuant du même coup la portée de son compliment. Allons, tu peux aller jouer, mais tâche de rentrer à l’heure, sinon gare à toi. »

La vieille dame, émue par la perfection du travail de Tom, le ramena à la maison, ouvrit un placard, choisit l’une de ses meilleures pommes et la lui offrit en même temps qu’un sermon sur la valeur et la saveur particulières d’un cadeau de ce genre quand il est la récompense de vertueux efforts et non pas le fruit d’un péché. Et, tandis que tante Polly accompagnait la fin de son discours d’un geste impressionnant, Tom « rafla » un beignet à la confiture.

Comme il s’éloignait, il vit Sid s’engager dans l’escalier extérieur qui donnait accès aux chambres du second étage situées derrière la maison. Des mottes de terre se trouvaient à portée de la main de Tom et, en un clin d’œil, l’air en fut rempli. Elles s’abattirent furieusement autour de Sid comme une averse de grêle et, avant que tante Polly eût recouvré sa présence d’esprit et se fût précipitée à la rescousse, six ou sept mottes avaient atteint leur objectif et Tom avait disparu par-dessus la palissade du jardin. Le jardin, en fait, possédait une porte, mais Tom était toujours trop pressé pour s’en servir.

Désormais Tom avait l’âme en paix. Il avait réglé son compte à Sid, lui apprenant ainsi ce qu’il en coûtait d’attirer l’attention sur le fil noir de son col et de lui créer des ennuis.

Il gagna d’un pas allègre la place du village où les garçons du pays, répartis en deux groupes « militarisés », s’étaient donné rendez-vous pour se livrer bataille. Tom était général en chef d’une de ces armées, Joe Harper, son ami intime, commandait l’autre. Ces deux grands capitaines ne condescendaient jamais à payer de leur personne. Ils laissaient ce soin au menu fretin et, assis l’un à côté de l’autre sur une éminence, ils dirigeaient les opérations par le truchement de leurs aides de camp. L’armée de Tom remporta une grande victoire après un combat acharné. Alors, on dénombra les morts, on échangea les prisonniers, on mit au point les conditions de la prochaine querelle et l’on fixa la date de l’indispensable rencontre. Ensuite les deux armées formèrent les rangs et s’éloignèrent, tandis que Tom s’en revenait tout seul chez lui.

En passant devant la demeure de Jeff Thatcher, il aperçut, dans le jardin, une petite qu’il n’avait jamais vue auparavant, une délicieuse petite créature aux yeux bleus. Deux longues nattes blondes lui encadraient le visage. Elle portait une robe d’été blanche et des pantalons brodés.

Le héros paré d’une gloire récente tomba sous le charme sans coup férir. Une certaine Amy Lawrence disparut de son cœur sans même laisser la trace d’un souvenir derrière elle. Il avait cru l’aimer à la folie. Il avait pris sa passion pour de l’adoration ; et voyez un peu : ce n’était qu’une pauvre petite inclination ! Il avait mis des mois à la conquérir. Elle lui avait avoué ses sentiments une semaine plus tôt, et pendant sept jours, il avait été le garçon le plus heureux et le plus fier qui soit au monde ; et voilà qu’en un instant Amy était partie, avait quitté son cœur comme un étranger venu nous rendre une petite visite de politesse !

Tom adora ce nouvel ange descendu du ciel jusqu’au moment où il se vit découvert. Alors, il feignit de ne pas s’apercevoir de la présence de la fille et, recourant à toutes sortes de gamineries ridicules, se mit à « faire le paon » pour forcer son admiration. Il conserva cette attitude grotesque pendant un certain temps encore, mais, au beau milieu d’un périlleux exercice d’acrobatie, il lança un regard de côté et s’aperçut que la fillette lui tournait le dos et se dirigeait vers la maison. Tom s’approcha de la clôture du jardin et se pencha par-dessus dans l’espoir qu’elle ne rentrerait pas tout de suite. Elle s’arrêta sur les marches du perron, puis se remit à monter ; elle allait franchir le seuil. Tom poussa un gros soupir et son visage s’illumina aussitôt car, avant de disparaître, la petite lui lança une pensée par-dessus la clôture.

Tom courut, s’arrêta à quelques centimètres de la fleur et, les mains en écran devant les yeux, parcourut la route du regard comme s’il avait remarqué quelque chose d’intéressant. Ensuite, il ramassa un long brin de paille, le posa en équilibre sur son nez et, tout en se livrant à ce difficile exercice, il se rapprocha insensiblement de la pensée. Enfin il couvrit la fleur de son pied nu, son orteil souple s’en empara, et Tom se sauva à cloche-pied avec son trésor. Dès qu’il eut échappé aux yeux indiscrets, il enfouit la pensée dans sa veste tout près du cœur à moins que ce ne fût près de son estomac : ses notions d’anatomie n’étaient pas très précises.

Il retourna se pavaner devant la clôture du jardin et s’y attarda jusqu’au crépuscule, mais la fille ne daigna pas se montrer. Pour se consoler, Tom se dit qu’elle était peut-être restée cachée derrière une fenêtre et qu’elle n’avait perdu aucun de ses mouvements. En désespoir de cause, il reprit le chemin du logis, la tête farcie de visions enchanteresses.

Au cours du dîner, il se montra si gai que sa tante se demanda ce qui avait bien pu lui arriver. Il se fit gronder pour avoir lancé des mottes de terre à Sid mais il n’y prit pas garde. Il essaya de voler du sucre sous les yeux mêmes de sa tante, ce qui lui valut une bonne tape sur les doigts.

« Tante, dit-il, tu ne bats pas Sid quand il prend du sucre.

– Sid n’est pas aussi empoisonnant que toi. Si je ne t’avais pas à l’œil, tu mangerais tout le sucre. »

Quelques instants plus tard, la vieille dame se rendit à la cuisine. Fier de son impunité, Sid allongea la main pour prendre le sucrier non sans décocher à Tom un regard conquérant qui exaspéra ce dernier. Mais les doigts de Sid glissèrent. Le sucrier tomba à terre et se cassa en mille morceaux. Cet accident plongea Tom dans un tel ravissement qu’il réussit à tenir sa langue et observa un mutisme absolu. Il se jura de ne rien dire lorsque sa tante arriverait et de ne pas bouger jusqu’à ce qu’elle demandât qui était le coupable. Alors il lui apprendrait la vérité et rien ne serait plus doux que de voir le chouchou de tante Polly, le garçon modèle pris en flagrant délit. Il exultait à tel point qu’il eut bien du mal à se contenir lorsque la vieille dame revint et contempla le désastre, les yeux chargés d’éclairs menaçants. « Ça va y être ! », se dit-il, mais le moment venu il était déjà étalé de tout son long sur le plancher et la main puissante de sa tante se levait pour frapper un nouveau coup quand il s’écria :

« Arrête ! Qu’est-ce que j’ai fait, encore ? C’est Sid qui a cassé le sucrier ! »

Tante Polly demeura perplexe et Tom la regarda d’un air suppliant, mais elle se contenta de déclarer :

« Hum ! ce sera pour les fois où tu n’as pas été puni quand tu le méritais. »

Tante Polly s’en voulut ensuite de son attitude et elle faillit manifester son repentir par quelques mots affectueux. Cependant elle estima que ce serait du même coup reconnaître ses torts, chose que la discipline lui interdisait. Elle prit donc le parti de se taire et, le cœur rempli de doute, continua de vaquer aux soins du ménage. Tom s’en alla bouder dans un coin et donner libre cours à son amertume. Il savait qu’au fond d’elle-même, sa tante regrettait son geste, mais il était fermement décidé à repousser toutes ses avances. Il sentait sur lui de temps en temps un regard suppliant voilé de larmes, mais il restait de marbre. Il se représentait sur son lit de mort. Sa tante, penchée sur lui, implorait un mot de pardon, mais lui, inflexible, se tournait vers le mur et rendait l’âme sans prononcer une parole. Quel effet est-ce que ça lui ferait ?

Puis il imaginait un homme ramenant son cadavre à la maison. On l’avait repêché dans la rivière. Ses boucles étaient collées à son front et ses pauvres mains immobiles pour toujours. Son cœur si meurtri avait cessé de battre. Tante Polly se jetterait sur lui. Ses larmes ruisselleraient comme des gouttes de pluie. Elle demanderait au Seigneur de lui rendre son petit garçon et promettrait de ne plus jamais le punir à tort. Mais il resterait là, raide et froid devant elle… pauvre petit martyr dont les maux avaient pris fin. Son imagination s’échauffait, ses rêves revêtaient un caractère si dramatique, qu’il avait peine à avaler sa salive et qu’il menaçait d’étouffer. Ses yeux s’emplissaient de larmes qui débordaient chaque fois qu’il battaient des paupières et coulaient le long de son nez. Il se complaisait dans sa douleur. Elle lui paraissait trop sacrée pour tolérer toute gaieté superficielle, toute joie intempestive. Et bientôt, lorsque sa cousine Mary arriva en dansant de joie à l’idée de se retrouver sous le toit maternel après huit jours d’absence, Tom se leva et, toujours enveloppé de nuées sombres, sortit par une porte tandis que Mary entrait par une autre, semblant apporter avec elle le soleil et les chansons.

Il évita les endroits fréquentés par les autres garçons et chercha des lieux désolés en harmonie avec son état d’âme. Un train de bois était amarré au bord de la rivière. Tom alla s’y installer et contempla la morne étendue liquide. Il eût aimé mourir, se noyer mais à condition que lui fussent épargnées les cérémonies auxquelles la nature se livre en pareil cas. Alors, il songea à sa pensée. Il sortit la fleur de sa veste. Elle était toute flétrie, ce qui augmenta considérablement le plaisir qu’il prenait à cette sombre rêverie. Il se demanda si Elle le plaindrait, si elle savait. Pleurerait-elle ? Oserait-elle mettre ses bras autour de son cou pour le réconforter ? Ou bien lui tournerait-elle le dos ? Lui témoignerait-elle autant de froideur que le reste du monde ? Ces réflexions lui causèrent tant de joie et tant de douleur qu’il les caressa et les retourna jusqu’à leur en faire perdre toute saveur. Finalement, il se leva, poussa un soupir et s’en alla dans l’obscurité.

Vers les dix heures, il s’engagea dans la rue déserte en bordure de laquelle s’élevait la demeure de la chère inconnue. Il s’arrêta un instant. Nul bruit ne venait frapper son oreille. Une bougie éclairait d’une lueur confuse le rideau d’une fenêtre du second étage. Était-ce là une manifestation de la présence sacrée ? Tom escalada la clôture du jardin, se glissa en tapinois au milieu des massifs et se posta juste au-dessous de la fenêtre éclairée. Le cœur battant d’émotion, il la contempla un long moment, puis il s’allongea sur le sol, les mains jointes sur la poitrine, sa pauvre fleur flétrie entre les doigts. C’est ainsi qu’il eût voulu mourir, sans toit au-dessus de sa tête, sans ami pour éponger sur son front les gouttes de sueur des agonisants, sans visage aimé pour s’incliner sur lui lorsque aurait commencé la grande épreuve. C’est ainsi qu’elle le verrait le lendemain matin lorsqu’elle se pencherait à la fenêtre pour se faire caresser par le soleil joyeux. Verserait-elle au moins une seule petite larme sur sa dépouille sans vie ? Pousserait-elle au moins un petit soupir en songeant à l’horreur d’une jeune et brillante existence si brutalement fauchée ?

La fenêtre s’ouvrit. La voix discordante d’une bonne profana le calme sacré de la nuit et un torrent d’eau s’abattit sur les restes du pauvre martyr. À demi noyé sous ce déluge, notre héros bondit en toussant et en renâclant. Un projectile siffla dans l’air en même temps que retentissait un juron. On entendit un bruit de verre brisé et une petite silhouette indistincte bondit par-dessus la palissade avant de s’effacer dans les ténèbres.

Peu de temps après, Tom, qui s’était déshabillé pour se coucher, examinait à la lueur d’une chandelle ses vêtements trempés. Sid se réveilla, mais si jamais l’idée lui vint de se livrer à quelques commentaires, il préféra les garder pour lui car dans les yeux de Tom brillait une flamme inquiétante.

Tom se mit au lit sans ajouter à cette journée le désagrément de la prière, et Sid ne manqua pas de noter cette omission.