Les dames de Longbourn ne tardèrent pas à
faire visite aux dames de Netherfield et celles-ci leur rendirent
leur politesse suivant toutes les formes. Le charme de Jane accrut
les dispositions bienveillantes de Mrs. Hurst et de miss Bingley à
son égard, et tout en jugeant la mère ridicule et les plus jeunes
sœurs insignifiantes, elles exprimèrent aux deux aînées le désir de
faire avec elles plus ample connaissance.
Jane reçut cette marque de sympathie avec un
plaisir extrême, mais Elizabeth trouva qu’il y avait toujours bien
de la hauteur dans les manières de ces dames, même à l’égard de sa
sœur. Décidément, elle ne les aimait point ; cependant, elle
appréciait leurs avances, voulant y voir l’effet de l’admiration
que leur frère éprouvait pour Jane. Cette admiration devenait plus
évidente à chacune de leurs rencontres et pour Elizabeth il
semblait également certain que Jane cédait de plus en plus à la
sympathie qu’elle avait ressentie dès le commencement pour Mr.
Bingley. Bien heureusement, pensait Elizabeth, personne ne devait
s’en apercevoir. Car, à beaucoup de sensibilité Jane unissait une
égalité d’humeur et une maîtrise d’elle-même qui la préservait des
curiosités indiscrètes.
Elizabeth fit part de ces réflexions à miss
Lucas.
– Il peut être agréable en pareil cas de
tromper des indifférents, répondit Charlotte ; mais une telle
réserve ne peut-elle parfois devenir un désavantage ? Si une
jeune fille cache avec tant de soin sa préférence à celui qui en
est l’objet, elle risque de perdre l’occasion de le fixer, et se
dire ensuite que le monde n’y a rien vu est une bien mince
consolation. La gratitude et la vanité jouent un tel rôle dans le
développement d’une inclination qu’il n’est pas prudent de
l’abandonner à elle-même. Votre sœur plaît à Bingley sans aucun
doute, mais tout peut en rester là, si elle ne l’encourage pas.
– Votre conseil serait excellent, si le
désir de faire un beau mariage était seul en question ; mais
ce n’est pas le cas de Jane. Elle n’agit point par calcul ;
elle n’est même pas encore sûre de la profondeur du sentiment
qu’elle éprouve, et elle se demande sans doute si ce sentiment est
raisonnable. Voilà seulement quinze jours qu’elle a fait la
connaissance de Mr. Bingley : elle a bien dansé quatre fois
avec lui à Meryton, l’a vu en visite à Netherfield un matin, et
s’est trouvée à plusieurs dîners où lui-même était invité ;
mais ce n’est pas assez pour le bien connaître.
– Allons, dit Charlotte, je fais de tout
cœur des vœux pour le bonheur de Jane ; mais je crois qu’elle
aurait tout autant de chances d’être heureuse, si elle épousait Mr.
Bingley demain que si elle se met à étudier son caractère pendant
une année entière ; car le bonheur en ménage est pure affaire
de hasard. La félicité de deux époux ne m’apparaît pas devoir être
plus grande du fait qu’ils se connaissaient à fond avant leur
mariage ; cela n’empêche pas les divergences de naître ensuite
et de provoquer les inévitables déceptions. Mieux vaut, à mon avis,
ignorer le plus possible les défauts de celui qui partagera votre
existence !
– Vous m’amusez, Charlotte ; mais ce
n’est pas sérieux, n’est-ce pas ? Non, et vous-même n’agiriez
pas ainsi.
Tandis qu’elle observait ainsi Mr. Bingley,
Elizabeth était bien loin de soupçonner qu’elle commençait
elle-même à attirer l’attention de son ami. Mr. Darcy avait refusé
tout d’abord de la trouver jolie. Il l’avait regardée avec
indifférence au bal de Meryton et ne s’était occupé d’elle ensuite
que pour la critiquer. Mais à peine avait-il convaincu son
entourage du manque de beauté de la jeune fille qu’il s’aperçut que
ses grands yeux sombres donnaient à sa physionomie une expression
singulièrement intelligente. D’autres découvertes suivirent, aussi
mortifiantes : il dut reconnaître à Elizabeth une silhouette
fine et gracieuse et, lui qui avait déclaré que ses manières
n’étaient pas celles de la haute société, il se sentit séduit par
leur charme tout spécial fait de naturel et de gaieté.
De tout ceci Elizabeth était loin de se
douter. Pour elle, Mr. Darcy était seulement quelqu’un qui ne
cherchait jamais à se rendre agréable et qui ne l’avait pas jugée
assez jolie pour la faire danser.
Mr. Darcy éprouva bientôt le désir de la mieux
connaître, mais avant de se décider à entrer en conversation avec
elle, il commença par l’écouter lorsqu’elle causait avec ses amies.
Ce fut chez sir William Lucas où une nombreuse société se trouvait
réunie que cette manœuvre éveilla pour la première fois l’attention
d’Elizabeth.
– Je voudrais bien savoir, dit-elle à
Charlotte, pourquoi Mr. Darcy prenait tout à l’heure un si vif
intérêt à ce que je disais au colonel Forster.
– Lui seul pourrait vous le dire.
– S’il recommence, je lui montrerai que
je m’en aperçois. Je n’aime pas son air ironique. Si je ne lui sers
pas bientôt une impertinence de ma façon, vous verrez qu’il finira
par m’intimider !
Et comme, peu après, Mr. Darcy s’approchait
des deux jeunes filles sans manifester l’intention de leur adresser
la parole, miss Lucas mit son amie au défi d’exécuter sa menace.
Ainsi provoquée, Elizabeth se tourna vers le nouveau venu et
dit :
– N’êtes-vous pas d’avis, Mr. Darcy, que
je m’exprimais tout à l’heure avec beaucoup d’éloquence lorsque je
tourmentais le colonel Forster pour qu’il donne un bal à
Meryton ?
– Avec une grande éloquence. Mais, c’est
là un sujet qui en donne toujours aux jeunes filles.
– Vous êtes sévère pour nous.
– Et maintenant, je vais la tourmenter à
son tour, intervint miss Lucas. Eliza, j’ouvre le piano et vous
savez ce que cela veut dire…
– Quelle singulière amie vous êtes de
vouloir me faire jouer et chanter en public ! Je vous en
serais reconnaissante si j’avais des prétentions d’artiste, mais,
pour l’instant, je préférerais me taire devant un auditoire habitué
à entendre les plus célèbres virtuoses.
Puis, comme miss Lucas insistait, elle
ajouta :
– C’est bien ; puisqu’il le faut, je
m’exécute.
Le talent d’Elizabeth était agréable sans
plus. Quand elle eut chanté un ou deux morceaux, avant même qu’elle
eût pu répondre aux instances de ceux qui lui en demandaient un
autre, sa sœur Mary, toujours impatiente de se produire, la
remplaça au piano.
Mary, la seule des demoiselles Bennet qui ne
fût pas jolie, se donnait beaucoup de peine pour perfectionner son
éducation. Malheureusement, la vanité qui animait son ardeur au
travail lui donnait en même temps un air pédant et satisfait qui
aurait gâté un talent plus grand que le sien. Elizabeth jouait
beaucoup moins bien que Mary, mais, simple et naturelle, on l’avait
écoutée avec plus de plaisir que sa sœur. À la fin d’un
interminable concerto, Mary fut heureuse d’obtenir quelques bravos
en jouant des airs écossais réclamés par ses plus jeunes sœurs qui
se mirent à danser à l’autre bout du salon avec deux ou trois
officiers et quelques membres de la famille Lucas.
Non loin de là, Mr. Darcy regardait les
danseurs avec désapprobation, ne comprenant pas qu’on pût ainsi
passer toute une soirée sans réserver un moment pour la
conversation ; il fut soudain tiré de ses réflexions par la
voix de sir William Lucas :
– Quel joli divertissement pour la
jeunesse que la danse, Mr. Darcy ! À mon avis, c’est le
plaisir le plus raffiné des sociétés civilisées.
– Certainement, monsieur, et il a
l’avantage d’être également en faveur parmi les sociétés les moins
civilisées : tous les sauvages dansent.
Sir William se contenta de sourire.
– Votre ami danse dans la perfection,
continua-t-il au bout d’un instant en voyant Bingley se joindre au
groupe des danseurs. Je ne doute pas que vous-même, Mr. Darcy, vous
n’excelliez dans cet art. Dansez-vous souvent à la cour ?
– Jamais, monsieur.
– Ce noble lieu mériterait pourtant cet
hommage de votre part.
– C’est un hommage que je me dispense
toujours de rendre lorsque je puis m’en dispenser.
– Vous avez un hôtel à Londres, m’a-t-on
dit ?
Mr. Darcy s’inclina, mais ne répondit
rien.
– J’ai eu jadis des velléités de m’y
fixer moi-même car j’aurais aimé vivre dans un monde cultivé, mais
j’ai craint que l’air de la ville ne fût contraire à la santé de
lady Lucas.
Ces confidences restèrent encore sans réponse.
Voyant alors Elizabeth qui venait de leur côté, sir William eut une
idée qui lui sembla des plus galantes.
– Comment ! ma chère miss Eliza,
vous ne dansez pas ? s’exclama-t-il. Mr. Darcy, laissez-moi
vous présenter cette jeune fille comme une danseuse remarquable.
Devant tant de beauté et de charme, je suis certain que vous ne
vous déroberez pas.
Et, saisissant la main d’Elizabeth, il allait
la placer dans celle de Mr. Darcy qui, tout étonné, l’aurait
cependant prise volontiers, lorsque la jeune fille la retira
brusquement en disant d’un ton vif :
– En vérité, monsieur, je n’ai pas la
moindre envie de danser et je vous prie de croire que je ne venais
point de ce côté quêter un cavalier.
Avec courtoisie Mr. Darcy insista pour qu’elle
consentît à lui donner la main, mais ce fut en vain. La décision
d’Elizabeth était irrévocable et sir William lui-même ne put l’en
faire revenir.
– Vous dansez si bien, miss Eliza, qu’il
est cruel de me priver du plaisir de vous regarder, et Mr. Darcy,
bien qu’il apprécie peu ce passe-temps, était certainement tout
prêt à me donner cette satisfaction pendant une demi-heure.
Elizabeth sourit d’un air moqueur et
s’éloigna. Son refus ne lui avait point fait tort auprès de Mr.
Darcy, et il pensait à elle avec une certaine complaisance
lorsqu’il se vit interpeller par miss Bingley.
– Je devine le sujet de vos méditations,
dit-elle.
– En êtes-vous sûre ?
– Vous songez certainement qu’il vous
serait bien désagréable de passer beaucoup de soirées dans le genre
de celle-ci. C’est aussi mon avis. Dieu ! que ces gens sont
insignifiants, vulgaires et prétentieux ! Je donnerais
beaucoup pour vous entendre dire ce que vous pensez d’eux.
– Vous vous trompez tout à fait ;
mes réflexions étaient d’une nature beaucoup plus agréable :
je songeais seulement au grand plaisir que peuvent donner deux
beaux yeux dans le visage d’une jolie femme.
Miss Bingley le regarda fixement en lui
demandant quelle personne pouvait lui inspirer ce genre de
réflexion.
– Miss Elizabeth Bennet, répondit Mr.
Darcy sans sourciller.
– Miss Elizabeth Bennet ! répéta
miss Bingley. Je n’en reviens pas. Depuis combien de temps
occupe-t-elle ainsi vos pensées, et quand faudra-t-il que je vous
présente mes vœux de bonheur ?
– Voilà bien la question que j’attendais.
L’imagination des femmes court vite et saute en un clin d’œil de
l’admiration à l’amour et de l’amour au mariage. J’étais sûr que
vous alliez m’offrir vos félicitations.
– Oh ! si vous le prenez ainsi, je
considère la chose comme faite. Vous aurez en vérité une délicieuse
belle-mère et qui vous tiendra sans doute souvent compagnie à
Pemberley.
Mr. Darcy écouta ces plaisanteries avec la
plus parfaite indifférence et, rassurée par son air impassible,
miss Bingley donna libre cours à sa verve moqueuse.