Couverture

Edgar Wallace

QUELQU’UN A TUÉ…

© Librorium Editions 2019

Tous Droits Réservés

CHAPITRE PREMIER

Il n’est pas normal d’avoir pour valets de pied des Américains. Brooks lui-même le concédait au maître d’hôtel Kelver.

Brooks était un garçon robuste, sanglé dans sa livrée, portant lunettes. La plupart du temps, il mâchait du chewing-gum et ses mâchoires fonctionnaient avec la régularité d’un mouvement d’horlogerie. Gilder, qui possédait un esprit mathématique, avait constaté que la vitesse de ce mouvement variait entre un maximum de 56 et un minimum de 51 à la minute. Dans sa chambre, Mr Brooks fumait une grosse pipe qu’il bourrait d’un mélange mielleux de tabac qu’il faisait venir de Californie sans regarder à la dépense.

Ni Mr Brooks, valet, ni Mr Gilder, autre valet, ne convenaient au train de maison du Prieuré Marks.

C’étaient de modestes valets, assez sympathiques, si toutefois des valets américains peuvent être sympathiques. Ils ne frayaient avec personne, se montraient d’une politesse exagérée envers le reste du personnel, et tout le monde les aimait. Gilder, lui, inspirait même une certaine crainte. C’était un homme décharné, au visage profondément sillonné de rides et à la voix caverneuse. De plus, il était doué d’une force physique prodigieuse.

Le garde-chasse John Tilling en avait fait l’expérience. C’était un être énorme aux cheveux roux, au visage rubicond et à l’esprit obsédé par la suspicion.

Sa femme était fort jolie et perdue dans des rêves que le sort n’avait malheureusement pas réalisés. C’est ainsi par exemple qu’elle n’avait pas trouvé le Roméo souhaité en ce palefrenier de village qui était plutôt vulgaire, qui sentait la bière et l’écurie et dont la chemise datait toujours du dimanche précédent. Mais c’était une vieille histoire. Maintenant, Mrs Tilling ne se contentait pas de garçons d’écurie. Son mari, d’ailleurs, n’en savait rien.

Un après-midi, Tilling arrêta Gilder qui se dirigeait vers le village.

— Permettez, dit-il.

Sa politesse était de mauvais augure.

— Vous êtes venu chez moi une ou deux fois ces temps-ci pendant que j’étais à Horsham.

C’était là plutôt une constatation qu’une question.

— Mais certainement, répondit l’Américain de la voix traînante qui lui était familière. Madame la Comtesse m’avait envoyé pour vous donner une commission. Comme vous n’étiez pas chez vous, j’y suis retourné le lendemain.

— Et vous ne m’avez pas trouvé cette fois-là non plus, grogna Tilling dont le visage s’empourprait. Gilder le regarda à nouveau. Il n’était pas du tout au courant des mésaventures conjugales du garde-chasse, car les cancans ne l’intéressaient pas.

— Mais vous avez bien trouvé ma femme, et vous êtes resté avec elle pour prendre une tasse de thé.

Gilder se rebiffa. Son regard gris se durcit.

— Et puis après ?

Il sentit immédiatement une main s’agripper à sa veste.

— Tâche de t’occuper de ce qui te regarde.

Gilder lui saisit le poignet et, lentement, le lui tordit. Tilling lâcha prise. Il n’offrait pas plus de résistance qu’un enfant.

— Fichez-moi la paix avec tout ça. J’ai pris du thé avec votre femme. Il se peut que vous la trouviez belle, mais, pour moi, elle ne représente que deux yeux et un nez. Mettez-vous bien ça dans la tête.

Il lui tordit encore l’avant-bras, doucement, mais avec vigueur. C’était un procédé qu’il avait longuement étudié. Le garde-chasse chancela, incapable de se maintenir en équilibre.

John Tilling était un homme à l’esprit lent, qui ne pouvait supporter deux émotions simultanément. Pour le moment, la seule attitude qu’il sût prendre était celle d’une profonde stupéfaction.

— Vous connaissez votre femme mieux que moi, reprit Gilder. Peut-être avez-vous raison en ce qui la concerne, mais vous vous trompez sûrement quant à moi.

Lorsqu’il revint du village, Gilder retrouva Tilling à l’endroit où il l’avait laissé. Le garde-chasse n’avait pas l’air très combatif ; il semblait même tout contrit.

— Je serais très heureux si vous vouliez bien oublier ce qui s’est passé, master Gilder. Anna et moi nous avons eu une querelle. Je m’emballe comme une soupe au lait. Il y a trop de gens qui viennent tourner autour de chez moi, mais vous, vous êtes de la maison.

— Je ne suis pas marié, fit Gilder, mais je respecte l’esprit de famille. N’en parlons plus.

Une heure plus tard, Gilder racontait la scène à Brooks. Celui-ci l’écoutait gravement, les mâchoires en plein travail. Il n’ouvrit la bouche que pour faire un parallèle historique.

— Dites donc, avez-vous entendu parler de Messaline ? C’était la femme de Jules César ou quelque chose dans ce genre-là.

Brooks avait lu énormément et sa mémoire était encombrée d’une quantité de détails. Bien que documentée, sa conversation avec son compatriote Gilder était cette fois pour le moins déplacée au Prieuré Marks.

En effet, le Prieuré était une antique demeure qu’Henry Tudor avait trouvée en ruines et avait fait restaurer pour son protégé le baron John Lebanon. On y trouvait les styles Plantagenet, Tudor, et le style moderne. Aucun architecte du XVIIIe siècle ne l’avait marquée de son empreinte. Le Prieuré avait survécu à la naissance et au déclin de la renaissance victorienne, qui a produit tant d’amours et de chérubins aux formes bizarres et tant de chambres remplies de courants d’air. Sa vétusté lui conférait un charme très doux. Willie Lebanon trouvait cette atmosphère irritante. Pour le Docteur Amersham, elle représentait une prison où un pénible devoir le maintenait enfermé. Pour Lady Lebanon, seule, le Prieuré, c’était la vie.

CHAPITRE II

Lady Lebanon était une personne toute menue, mais qui ne paraissait pas petite. Au contraire, ceux qui lui parlaient pour la première fois étaient frappés par son air de majesté.

Elle était hautaine, ferme et autoritaire. Ses cheveux noirs étaient séparés au milieu par une raie et formaient deux bandeaux sur les tempes. Ses traits étaient fins et réguliers. Dans ses yeux sombres brillait le feu inextinguible du fanatisme sincère. Elle était animée par le sentiment de la responsabilité que lui imposait son origine aristocratique. Le monde moderne lui restait étranger. Elle avait en horreur l’argot, les femmes qui fument et l’ostentation vulgaire.

Elle n’oubliait pas un seul instant qu’elle descendait d’une vieille famille de barons et était imbue du culte de ses aïeux.

Willie Lebanon s’était depuis longtemps rendu compte que la vie qu’il menait ne lui convenait pas. Bien que de petite taille, il avait passé avec distinction les examens du Collège Royal Militaire et avait servi pendant deux ans aux Indes dans le 30e régiment de hussards. Un accès de fièvre l’avait obligé à regagner la demeure familiale. C’est pourquoi il vivait dans l’oisiveté.

Ce jour-là, Willie avait décidé d’avoir une conversation décisive avec sa mère. Il la trouva dans son bureau, en train de faire sa correspondance. Elle fixa sur son fils ce regard scrutateur qui l’avait toujours déconcerté.

— Bonjour, Willie.

Sa voix était douce et vibrante, mais il y perçait un accent dur qui provoqua chez le jeune homme un tenaillement intérieur.

— Je voudrais vous demander de m’accorder quelques moments d’entretien, lança-t-il enfin.

Il essayait en vain de se dire qu’il était le maître du Prieuré, dans le comté de Sussex et de l’Abbaye du Temple dans le comté de Yorkshire. Le maître ! Mais cette domination ne le remplissait que d’une satisfaction médiocre et ne stimulait aucunement son orgueil.

— Je t’écoute, Willie.

Elle posa sa plume, se renversa sur sa chaise, ses jolies mains fines croisées sur ses genoux.

— J’ai congédié Gilder, jeta-t-il tout d’un souffle. C’est un malappris… Un impertinent… C’est vraiment ridicule d’engager des valets américains qui ne connaissent pas un traître mot à leur métier. Vous en trouverez cent autres bien meilleurs à sa place. Brooks ne vaut pas mieux…

À bout de souffle, il s’arrêta. Si seulement il avait su jouer la colère ! Après tout, il était le maître de la maison. Il était absurde qu’il ne pût renvoyer un domestique quand bon lui semblait, lui qui avait commandé un escadron ! Il se racla la gorge et continua :

— Cette situation me rend grotesque. Les gens se moquent de moi. Je suis la risée de tout le village.

— Que t’a-t-on raconté ?

Willie détestait ce ton métallique que prenait parfois la voix maternelle.

— Eh bien, les gens disent par exemple qu’on me tient en lisière.

— Quelles gens ? demanda la mère à nouveau. Studd peut-être ?

Il rougit. Il fallait qu’elle fût d’une perspicacité diabolique pour avoir deviné du premier coup. Mais il voulut être loyal envers son chauffeur et préféra mentir.

— Studd, quelle idée ! Vous ne pensez pas que j’engage des discussions de ce genre avec les domestiques. J’ai entendu tout cela d’une façon détournée. Toujours est-il que j’ai congédié Gilder.

— Je regrette, mais je ne peux pas me passer de Gilder. C’est assez inconsidéré de ta part de congédier un domestique sans me consulter au préalable.

— Mais je vous consulte maintenant.

Il avança un siège près du bureau et s’assit, faisant un effort héroïque pour affronter le regard de sa mère.

— Tout le monde trouve d’ailleurs leur conduite bizarre. Ils ne m’ont encore jamais appelé Mylord. Ce n’est pas que je tienne à ce titre, toutes ces formules sont stupides et peu démocratiques. Mais ces deux gaillards rôdent tout le temps autour de la maison. Vraiment, Maman, je crois que j’ai bien fait.

— Non, Willie, tu as très mal fait. J’ai besoin de ces deux hommes. C’est absurde de ta part de leur reprocher d’être Américains.

— Mais je… commença-t-il.

— Je t’en prie, ne m’interromps pas quand je parle, mon cher Willie. Tu ne dois pas écouter les racontars de Studd. C’est un gentil garçon, mais je ne crois pas que ce soit un serviteur qui convienne au Prieuré.

— J’espère que vous n’allez pas le renvoyer, Maman ? Je n’ai eu que trois domestiques qui me convenaient, et chaque fois vous les avez renvoyés sous prétexte qu’ils ne convenaient pas à la maison. Je crois plutôt que c’est parce qu’ils ne convenaient pas à Amersham.

Elle se raidit légèrement.

— L’avis du Docteur Amersham n’a rien à voir ici. Je ne lui demande jamais de conseils de cet ordre, dit-elle sèchement.

À nouveau il fit un effort pour affronter son regard.

— Au fait, quel rôle joue-t-il ici ? Pratiquement, il habite au Prieuré. C’est un type absolument odieux. Si vous saviez ce que j’ai entendu dire sur son compte…

Soudain il s’arrêta net. Il venait de voir apparaître aux joues de sa mère deux taches roses, indices d’une violente colère.

Il poussa un soupir de soulagement lorsqu’Isla Crane entra dans le hall, quelques lettres à la main. La jeune fille aperçut la mère et le fils et fit mine de se retirer, mais Lady Lebanon l’appela.

Isla était une jeune personne de vingt-quatre ans, brune, svelte, assez jolie, mais d’une beauté un peu spéciale. Il existe deux catégories de beauté. L’une qui coupe la respiration dès qu’on la voit, et l’autre que l’on découvre peu à peu avec étonnement. La première fois qu’on voyait Isla, on ne retenait guère sa physionomie. La troisième fois elle concentrait sur elle, à l’exclusion de toutes les personnes présentes, l’attention de l’étranger. Elle avait un regard grave, un peu triste et empreint de bonté.

Willie Lebanon la salua d’un sourire. Il aimait bien Isla. C’était une vague cousine qui remplissait les fonctions de secrétaire auprès de Lady Lebanon. Cependant, Willie, au contraire du Docteur Amersham, n’avait jamais remarqué qu’elle était belle. La jeune fille posa les lettres sur le bureau et parut soulagée de voir que la comtesse n’essayait pas de la retenir. Lorsqu’elle fut sortie, celle-ci s’adressa à son fils :

— N’as-tu pas remarqué qu’Isla embellit de jour en jour ?

Ces propos sonnaient bizarrement dans la bouche de sa mère, d’habitude plutôt avare d’éloges. Il crut qu’elle cherchait à détourner la conversation, ce dont il n’était pas mécontent, étant donné qu’il avait épuisé toute son audace.

— Oh ! oui, elle est très bien, dit-il d’un air convaincu dont il fut le premier à s’étonner.

— Tu devrais l’épouser, fit-elle calmement.

Willie fixa sur sa mère des yeux ahuris.

— Épouser Isla ? En voilà une idée !

— Elle est de la famille, son grand-père était le frère cadet de ton père.

— Mais je n’ai aucune envie de l’épouser… commença-t-il.

— Sois raisonnable, Willie. Il faudra bien, tôt ou tard, que tu te maries et Isla est un bon parti. Il est vrai qu’elle n’a pas d’argent, mais cela n’a aucune importance. Elle a du sang, et c’est l’essentiel.

Willie n’arrivait pas à détacher de sa mère son regard stupéfait.

— Mais pourquoi voulez-vous que je me marie ? La vie conjugale ne me dit rien. Isla est très gentille, mais…

— Il n’y a pas de mais, Willie. Il est temps que tu fondes un foyer. Si les gens disent que je te tiens en lisière, cette perspective de mariage devrait te réjouir.

— Évidemment, je ne prétends pas que je veux rester vieux garçon, mais tout de même…

Il hésita, ne trouvant aucun argument plausible pour justifier sa résistance.

— Pour être franc, continua-t-il, il faut que je vous dise que j’ai déjà essayé de lier amitié avec elle ; il y a un mois, j’ai même cherché à l’embrasser… mais elle n’a pas marché.

— Quelle expression, Willie ! s’écria la Comtesse en sursautant. Naturellement elle n’a pas consenti. C’est une jeune fille comme il faut.

L’entrée de Gilder vint fort à propos dispenser le jeune homme de plus amples explications à ce sujet.

La livrée de Gilder sortait de chez un très bon tailleur de Londres, mais l’Américain était un de ces hommes sur lesquels le meilleur vêtement perd tout son chic. L’ensemble faisait l’effet d’un article de confection. La veste pendait d’une façon disgracieuse, le pantalon était bombé aux genoux. Sa silhouette était dégingandée, cadavérique, et son visage raidi dans une expression sévère.

— Vous avez besoin de moi, Milady ? demanda-t-il machinalement.

Elle secoua négativement la tête, et le domestique sortit d’un pas digne.

— Songe à ce que je viens de te dire au sujet d’Isla, fit-elle sans écouter les protestations de son fils. Elle est ravissante. Elle est de sang noble. Je lui ferai part de mes projets.

— Alors, elle n’est pas au courant ? s’écria Willie au comble de l’étonnement.

— Quant à Studd, continua la mère sans répondre à sa question et en fronçant les sourcils…

— J’espère que vous n’allez pas le congédier. C’est un type épatant. D’ailleurs, ce n’est pas lui qui m’a rapporté ces cancans.

Quelques minutes plus tard, Willie Lebanon rejoignait son chauffeur dans le garage où celui-ci était en train de réparer une voiture.

— Je crois que je vous ai rendu un mauvais service, Studd, dit-il soucieux. Je viens de dire à la Comtesse qu’on faisait courir des bruits… vous savez bien.

Studd haussa les épaules.

— Tant pis, Milord.

C’était un homme de trente-cinq ans environ, au visage jeune, un ancien soldat de l’armée des Indes.

— Je crois qu’il me faudra de toutes façons quitter votre service, et je le regrette profondément. Ce n’est pas à cause de Madame la Comtesse, qui est très aimable bien qu’un peu hautaine avec le personnel, mais plutôt à cause de cet individu. Je ne peux pas l’encaisser.

Lord Lebanon n’avait même pas besoin de demander à qui le terme « individu » se rapportait.

— Si Madame la Comtesse en savait à son sujet autant que moi, dit Studd d’un air mystérieux, elle ne l’aurait certes pas laissé franchir le seuil de cette maison.

— Vous savez donc quelque chose ?… demanda Willie avec curiosité.

— Quand le moment sera venu, j’aurai une petite révélation à faire. Il a été aux Indes, n’est-ce pas ?

— Mais oui. Il y est allé me chercher ; mais, auparavant, je crois qu’il y avait déjà passé deux ans dans le service médical.

Studd indiqua une voiture toute neuve remisée dans un coin du garage.

— C’est à lui. Je me demande où il prend l’argent pour se payer tout cela. À l’époque dont je me souviens, il était pauvre comme Job. Hein, qu’en dites-vous ?

Willie Lebanon ne disait rien. Il avait déjà à plusieurs reprises posé des questions à sa mère à ce sujet sans jamais recevoir de réponse satisfaisante.

Il détestait le Docteur Amersham. Tout le monde le détestait dans la maison, excepté les deux valets et Lady Lebanon. C’était un petit bonhomme d’une élégance trop criarde, et qui usait de parfums trop violents. Il s’était enrichi par suite de circonstances mystérieuses. Il avait un magnifique appartement dans la Devonshire Street, deux ou trois splendides chevaux de course et menait un grand train de vie.

La présence du Docteur Amersham au Prieuré ne surprenait pas Willie. Il se rappelait toujours l’y avoir vu. Il arrivait à n’importe quelle heure en coup de vent, passait une heure et repartait pour Londres.

En ce moment, le Docteur franchissait le seuil de la chambre de Lady Lebanon, prenait une cigarette dans un coffret d’or, l’allumait avec un parfait sans-gêne sous le regard dédaigneux de la Comtesse, qui avait ces familiarités en horreur.

Le Docteur Amersham lança une bouffée de fumée et dévisagea la Comtesse.

— Qu’est-ce que c’est que cette idée de marier Willie avec Isla ? C’est la dernière nouveauté, si je ne m’abuse.

— Vous avez écouté à la porte.

— Bien sûr que j’ai écouté à la porte. Puisque vous ne daignez pas me mettre au courant de vos projets, il faut bien que j’en prenne connaissance par un moyen détourné. Eh bien ! Isla ?…

— Pourquoi pas ? demanda-t-elle brusquement.

Les yeux du Docteur étaient injectés de sang. Son teint, qui n’avait jamais été au nombre de ses perfections physiques, était plus couperosé que jamais. La main avec laquelle il avait retiré la cigarette de ses lèvres tremblait légèrement. On voyait à son visage qu’il n’avait pas beaucoup dormi.

— C’est à ce sujet que vous m’avez demandé de passer ici ? Il s’en est fallu de peu que je ne vienne pas. Cette nuit, j’ai eu une visite très fatigante chez un client…

— Vous n’avez pas de client, trancha la Comtesse. Il n’y a pas à Londres un homme assez fou pour se confier à vous.

Il sourit.

— Mais vous vous confiez à moi, et ça me suffit. Je ne puis guère désirer un meilleur client.

C’était une excellente plaisanterie, mais il était le seul à s’en amuser. Lady Lebanon garda un visage impassible.

— Votre chauffeur est un impertinent. De plus, je le trouve un peu trop familier avec Willie.

Si le Docteur n’aimait pas Studd, c’est aussi parce qu’il savait que la jolie femme du garde-chasse lui accordait ses faveurs, et cela froissait sa vanité de mâle.

— Après tout, ce n’est pas une si mauvaise idée, ce mariage, dit-il en revenant au sujet de l’entretien. Mais il est temps que je m’en aille. J’ai un rendez-vous très important cet après-midi.

— Non, vous resterez ici, dit Lady Lebanon sur un ton péremptoire. J’ai fait préparer votre chambre. Quant à Studd, il faudra naturellement le congédier. Il a raconté à Willie tous les cancans du village.

Le Docteur bondit sur son siège. Mrs Tilling ne saurait-elle tenir sa langue ?

— À mon sujet ? questionna-t-il hâtivement.

— À votre sujet ? Mais que peut-on savoir sur vous ?

Le Docteur ricana, légèrement confus. Sans plus de résistance, il se plia à la volonté de la Comtesse. Il eût d’ailleurs été bien inutile de se rebiffer.

— À propos, cria Lady Lebanon en le rappelant au moment où il sortait de la pièce. Avez-vous rencontré Studd aux Indes ? Il a été en garnison à Poona.

Une expression bizarre fit grimacer le visage du Docteur Amersham.

— À Poona ? reprit-il d’une voix dure. À quelle époque ?

— Je ne sais pas, dit Lady Lebanon en secouant la tête. Tout ce que je sais, c’est qu’il prétend vous avoir vu là-bas. C’est une raison de plus pour qu’il doive quitter le Prieuré.

Le Docteur Amersham en connaissait une troisième ; mais il la garda pour lui.

CHAPITRE III

Mr Kelver, le maître d’hôtel du Prieuré, se demandait souvent s’il était conforme à sa dignité et à la bienséance d’être chaque soir séparé de l’appartement personnel de sa maîtresse à neuf heures du soir. En effet, à cette heure, la Comtesse fermait à double tour la lourde porte de chêne qui séparait l’aile nord-est du Prieuré du reste de la maison. Mr Kelver considérait comme un affront d’être traité sur le même pied que le restant du personnel et de ne pas pouvoir évoluer à sa guise dans les appartements.

Au reste, la réglementation de toute la maison était plutôt étrange. Plus d’une fois il avait confié ses préoccupations au chauffeur, bien qu’il fût assez réservé avec le personnel. Mr Kelver appartenait à une génération qui n’avait pas de notions très précises sur le rang du chauffeur, et il n’avait jamais songé à classer parmi la valetaille ce mécanicien habile et fier.

Quoi qu’il en fût, Studd était pour Kelver : « Monsieur Studd », et il occupait dans la confiance du maître d’hôtel une place à laquelle aucun domestique n’était jamais parvenu.

Voyant le chauffeur apparaître devant le garage, Kelver le salua d’un signe de tête.

Studd semblait agité. Au premier coup d’œil, Mr Kelver qui, par réflexe professionnel, se méfiait des domestiques, crut que l’homme avait bu.

— Je viens d’avoir une petite altercation avec Amersham. Ah ! quel type ! Officier de l’armée des Indes ! Ah ! ah ! ah ! Si seulement la Comtesse savait !

— Vraiment ? dit Mr Kelver d’un air détaché.

Il avait pour principe de ne jamais encourager les potins, mais il n’était pas mécontent d’en entendre.

— Écoutez ce qui m’est arrivé. J’ai rencontré dans le village un bonhomme très drôle qui a vécu aux Indes. Nous avons pris un verre ensemble au bar du « Cerf Blanc ». Moi, je ne parlais pas beaucoup, je ne faisais qu’écouter.

Kelver, mince, aristocratique, leva sa tête grisonnante et son nez aquilin et toisa le petit chauffeur.

— Eh bien ! le Docteur Amersham…

À nouveau Studd fut pris de rage.

— Il a détraqué quelque chose dans sa bagnole. Ça demande au moins deux jours de travail et il veut que je le fasse en cinq minutes. À l’entendre, on dirait que c’est lui le patron.

— Le monde est fait de toutes sortes de gens, déclara sentencieusement Kelver.

— Que le diable m’emporte si j’y comprends quelque chose ! Notre patron, c’est Lord Lebanon, et il y a l’autre…

— Monsieur le Comte est très jeune, remarqua Mr Kelver avec dignité.

Le maître d’hôtel, dont la famille servait depuis des générations les grandes familles du pays, comprenait qu’il était incompatible avec la dignité de son rang de critiquer la conduite de ses maîtres.

On entendit des pas rapides sur le gravier du sentier, et le Docteur Amersham apparut.

— Eh bien ! Studd, est-ce que ma voiture est prête ?

Sa voix était rude, désagréable, et son allure provocante.

— Non, elle n’est pas prête, dit Studd d’un air agressif. Elle ne sera pas prête ce soir. Je vais au bal.

Le Docteur blêmit de rage.

— Qui vous en a donné la permission ?

— La seule personne dans la maison qui soit autorisée à le faire, riposta le chauffeur en élevant la voix : Monsieur le Comte.

La colère faisait trembler la barbiche du Docteur.

— Vous pouvez vous chercher du travail ailleurs.

— Quel travail ? Peut-être falsifier des chèques ?

De blême qu’il était, le visage du Docteur devint écarlate, puis, peu à peu, se couvrit d’une sorte de grisaillé.

— En tout cas, si je trouve un autre travail, ce sera un travail honnête, continua le chauffeur, et je ne risquerai pas de me faire pincer et de me faire chasser de l’armée.

Amersham ouvrit la bouche comme pour parler, mais ne put que balbutier quelques mots sans suite.

— Vous en savez trop long sur des choses qui ne vous regardent pas, grommela-t-il en tournant les talons.

Mr Kelver avait assisté à la scène sans broncher, ne sachant si son devoir était d’intervenir ou de faire semblant de ne rien entendre. Si seulement il avait été certain du rang qu’occupait Studd dans la hiérarchie du personnel…

— Ça lui en a bouché un coin ! s’écria Studd triomphalement. Vous avez vu comme il a changé de couleur ? Qu’en pensez-vous ? Il va me zigouiller ?

— Je ne crois pas, master Studd, que vous ayez bien fait de lui parler sur ce ton, dit Kelver d’une voix chargée de reproches.

Cette nuit-là, un bal costumé était organisé dans le village. À la tombée du jour, un Pierrot, une Colombine, une Gitane et un Hindou s’échappèrent de l’office du Prieuré. Mr Kelver n’approuvait pas beaucoup cette mascarade pour des serviteurs de bonne maison, mais il ne put dissimuler son admiration pour le superbe Hindou qu’était devenu Studd.

Après le départ du personnel, le maître d’hôtel vit le Docteur Amersham arrêté dans l’enfoncement du mur formé par une fenêtre dans le couloir central. Il s’entretenait à voix basse avec les deux valets, Brooks et Gilder. Ce groupe avait encore un autre spectateur, le jeune Lord Lebanon, qui, de la porte de sa chambre, suivait cette conférence avec amusement. Lorsqu’il passa devant le maître d’hôtel, il lui souhaita bonsoir et l’arrêta.

— C’est bien le Docteur, n’est-ce pas ? demanda-t-il, car il était un peu myope.

— Oui, Monsieur le Comte, c’est le Docteur avec Gilder et Brooks.

— Qu’est-ce qu’ils ont donc à palabrer ensemble ? Décidément, c’est une drôle de boîte !

Kelver était un maître d’hôtel beaucoup trop stylé pour répondre à cette remarque. Au fond de lui-même, il pensait que la maison était en effet plutôt bizarre et que les deux valets étaient des personnages tout à fait déplacés au Prieuré. Mais ces choses n’étaient pas de sa compétence. La Comtesse le lui avait bien fait comprendre le jour de l’arrivée de Kelver. D’ailleurs, ces deux domestiques n’étaient pas exclus des appartements des maîtres, eux, même après neuf heures du soir.

— Je crois, Monsieur le Comte, que le monde est fait de toutes sortes de gens, dit-il philosophiquement.

Willie Lebanon sourit.

— Je vous ai déjà entendu prononcer ces paroles, master Kelver, dit-il en tapant amicalement sur l’épaule du maître d’hôtel.

CHAPITRE IV