Copyright © 2022 Charles Beulé (domaine public)

Édition : BoD – Books on Demand GmbH,

Impression : BoD - Books on Demand GmbH, In de Tarpen 42, Norderstedt (Allemagne)

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ISBN : 978-2-3224-4643-8

Dépôt légal : avril 2022

12/14 Rond-point des Champs-Élysées, 75008 Paris.

Sommaire

AVERTISSEMENT.

L'ensevelissement de cinq villes par le Vésuve est un drame propre à frapper l'imagination. Des détails poétiques ont été ajoutés ; le roman s'est emparé du sujet ; Bulwer l'a revêtu de sa couleur ; aujourd'hui les préjugés sont enracinés, les erreurs populaires.

J'ai visité Pompéi à des époques diverses de ma vie. Très jeune, j'ai ressenti dans leur naïveté les ravissements d'une intimité subite avec l'antiquité. Plus tard, après un séjour de quatre années en Grèce, j'ai trouvé Pompéi petit et son art m'est apparu tel qu'il est — un art de décadence. Enfin, j'y suis revenu dans l'âge mûr ; j'ai désiré alors me rendre compte d'événements extraordinaires dont j'avais accepté l'explication banale comme tant d'autres ; j'ai reconnu que la vérité avait plus de charme que la convention et que la plus forte poésie était la poésie des faits.

Ce que les ignorants appellent un prodige, n'est pour la science qu'un phénomène naturel : j'ai voulu faire concorder les circonstances de ce phénomène. Le Vésuve est l'auteur de désastres qu'on croyait sans précédents. Je me suis complu dans mon enquête, avec la patience d'un magistrat qui instruit une affaire et suit les traces d'un crime : ce sont les résultats de l'instruction que je livre au jugement du public.

I. — L'ANCIENNE CAMPANIE.

Il n'est plus permis aujourd'hui de décrire le golfe de Naples ; ceux qui ne l'ont pas vu le connaissent, tant ils l'ont entendu célébrer. Le ciel et la mer, la côte et les îles, les plaines fertiles et les montagnes découpées, une rivière de maisons blanches ou de villas peintes en jaune et en rouge, le Vésuve fumant, les barques, les filets tirés sur la plage par les pêcheurs aux jambes nues, les barcarolles et les tarentelles, la gaieté, la mollesse, les lazzaroni étendus au soleil, tout a exercé le talent des peintres aussi bien que l'esprit des poètes ; et cependant la désolation a passé jadis sur ce lieu enchanté, la nature et l'homme ont détruit à l'envi l'œuvre du Créateur et de la civilisation, les éléments ont bouleversé le sol, les barbares ont accumulé les ruines. Les rivages sont couverts d'un sable noir, la mer a été refoulée, les ports sont comblés, les villes ensevelies sous la cendre, les rochers dorés sont enveloppés de lave et de scories ; un deuil ineffaçable s'est étendu sur une partie du golfe ; le Vésuve, riant jadis et cultivé, est devenu sombre et comme une perpétuelle menace. Tout est décadence, depuis Baïa et Misène jusqu'à Pompéi et Stabies. Des événements terribles ont en quelque sorte déformé ce sol, dont la beauté primitive peut à peine être conçue.

Avant de faire un effort pour retrouver ces images perdues, il faut entrer dans l'antiquité et demander des secours à l'histoire. Il ne suffit pas de s'élancer dans le vide : pour arriver à quelque vraisemblance, il faut chercher un point d'appui dans les traditions écrites, qui sont peu nombreuses, et dans les traditions locales, autant qu'elles touchent à l'archéologie.

En premier lieu, quel peuple, vraiment digne d'envie, possédait ce pays privilégié ? Quel était le tempérament ou le génie des habitants de ce paradis terrestre ? Il est constant que la côte de la Campanie, entre Herculanum et Stabies, était occupée par les Osques ; ils se prétendaient autochtones, se confondaient avec les antiques Ausoniens chantés par les poètes ; ils parlaient une langue qui n'était pas sans parenté avec celle des Latins, que l'on comprenait à Rome, et qu'ils écrivaient avec des caractères empruntés au vieil alphabet dorien. D'abord les Osques étaient agriculteurs et guerriers comme les populations montagnardes ; ils étaient rudes, aimaient le travail ; mais peu à peu ceux qui occupaient la plaine (campani) subirent l'influence d'un climat enchanteur qui les portait à la mollesse ; ils changèrent de mœurs, recherchèrent les arts et les plaisirs. Ce qui contribua surtout à les adoucir, ce fut le contact des étrangers, c'est-à-dire d'une civilisation plus avancée.

Les premiers paraissent avoir été les Phéniciens, ces grands navigateurs, qui cherchaient partout des débouchés pour leur commerce, des sources de matières premières, des abris sûrs pour leurs vaisseaux. Pompéi leur devait le culte de Vénus, d'une certaine Vénus Physica1, dont l'origine asiatique n'est point contestée, et qui devint, comme à Corinthe, la divinité protectrice de la ville. En effet, dans le temple qui est contigu au forum, (ce n'est point ici le lieu de le décrire) on n'a pas assez remarqué, dans la cella même, à gauche, une grosse pierre de forme conique, semblable aux idoles primitives que l'on conservait dans les temples de l'Asie-Mineure et de quelques villes de la Grèce ; on les appelait bétyles2 et on les ornait de draperies. Les inscriptions tracées à la pointe sur les murs de Pompéi invoquent plus d'une fois Vénus pompéienne ou Vénus Physica, et P. Cornelius Sylla, quand il y envoya une colonie, ne lui donna point d'autre nom que celui de Colonia Veneria-Cornelia.

Après les Phéniciens viennent les Grecs, qui se répandent sur la côte, y propageant le commerce et le goût. Fondée en 1050, Cumes acquiert une puissance qui bientôt résistera à toute la confédération des Étrusques ; elle étend peu à peu ses établissements et fonde Dicéarchia (Pouzzoles), Parthénopé, qui prend le nom d'une des sirènes, jusqu'au jour où, agrandie par les exilés de Cumes, elle s'appellera la nouvelle ville, Néapolis, et gardera ce nom dans l'histoire. Plus loin, à une demi-lieue de Parthénope, la ville d'Hercule (Héracléion, en latin Herculaneum ou Herculanum) trahit aussi son origine grecque. Le souvenir d'Hercule apparaît presque toujours à côté des phénomènes volcaniques, des sources sulfureuses, des émanations méphitiques, qui semblaient au vulgaire annoncer l'entrée des enfers. Près d'Herculanum, et peut-être dans sa dépendance, Rétina offre son port, où les navires légers trouvent un abri, tandis que les barques sont chaque soir tirées sur le sable. Vers le fond du golfe, Pompéi est un entrepôt pour le commerce, le nœud des relations constantes avec les Osques ; c'est là qu'ils apportent leurs huiles, leurs vins, leurs laines, soit par terre, soit par le fleuve Sarnus, qui était navigable dans l'antiquité.

En même temps que les Grecs, les Étrusques étendent leurs conquêtes jusqu'au milieu de la Campanie. Repoussés sur mer par les flottes des Cuméens et d'Hiéron, tyran de Syracuse, allié de Cumes, ils s'avancent par-dessus le Latium et Rome, soumise à leurs lucumons, jusqu'à Capoue et Nola, et fondent une confédération de douze villes, image des douze lucumonies du nord. La civilisation étrusque a dû exercer à son tour quelque action sur les sociétés osques et sur le génie campanien.

La quatrième source d'influence, la plus puissante, c'est Rome, qui luttera longtemps avec les Campaniens avant de les plier à sa langue, à ses formes politiques, à ses mœurs ; même quand la conquête sera définitive, l'assimilation ne sera jamais complète.

Ainsi, étant donnés ces quatre points de contact qui se succèdent dans une période historique d'au moins douze siècles, les Osques de la Campanie ont pris aux Orientaux le culte de leur déesse tutélaire ; aux Grecs la notion des arts, la culture de l'esprit, le commerce ; aux Étrusques le goût du luxe, des bijoux, des riches ameublements, des bronzes bien ciselés, des combats de gladiateurs, la science de la bonne chère et de la volupté ; aux Romains la constitution municipale, la discipline administrative, et, après une longue domination, la langue et les mœurs.

Lorsqu'un peuple montagnard descend dans la plaine, il se produit nécessairement chez lui de grandes modifications, mais il lui reste toujours quelque chose de la vigueur et du tempérament natifs. Tout en recevant de leurs voisins ou de leurs conquérants une forte empreinte, les Campaniens restent eux-mêmes ; ils conservent un esprit indépendant, et ne cessent de protester contre leurs maîtres. Amollis peu à peu par le climat, s'éloignant de plus en plus du type osque primitif, ils ne s'assimilent point pour cela aux conquérants, et ils luttent contre les influences qui les envahissent, donnant par là les preuves les plus sensibles de leur vitalité. Par exemple, après six siècles de relations étroites avec Cumes, lorsque la confédération des Samnites veut reconquérir sur tous les étrangers les terres et les côtes perdues, les Campaniens semblent céder avec joie aux Samnites, qui sont de leur race, parlent la même langue, servent de la même écriture ; ils vont avec eux assiéger Cumes (l'an 417), vendre ses habitants comme esclaves et effacer cette brillante colonie, qui avait été la parure et la richesse de l'Italie méridionale. Mors les Pompéiens se trouvent dans leur élément, ils sont redevenus purement Osques, ils héritent d'une partie de la richesse de Cumes : c'est à cette époque qu'ils élèvent les solides murailles qui ont été découvertes sur une certaine étendue, et attestent la prospérité du peuple qui les a bâties.

Quand les Romains, en 310, font la guerre aux Samnites et portent leurs armes sur les côtes de la Campanie, les Pompéiens contribuent à repousser la descente de P. Cornélius près de l'embouchure du Sarnus et à forcer le général romain à se rembarquer. En 290 toutefois, il faut se soumettre avec le reste de la confédération samnite, renoncer au magistrat national, le meddixtucticus, pour devenir un municipe et nommer des duumvirs, des édiles, des décurions, selon les lois romaines ; mais la soumission n'est qu'apparente, et, même après deux siècles, les Campaniens d'Herculanum, de Pompéi, de Stabies, prennent une part énergique à la guerre sociale et proclament leur indépendance. Sylla vint mettre le siège devant Stabies ; les Pompéiens assistent aux péripéties de la lutte du haut de leurs murailles et se préparent à subir à leur tour le sort de leurs voisins. En effet, après la destruction de Stabies, Pompéi. est assiégée, fait une défense énergique, est secourue trois fois par Cluentius, général samnite, et obtient de Sylla une capitulation qu'elle ne doit qu'au désir qu'a le général romain de regagner Rome pour y briguer le consulat. Plus tard, devenu dictateur, Sylla se souvint d'une ville qui lui avait si énergiquement résisté : pour mettre un frein à celte humeur hostile, ou pour infuser à ces rebelles du sang romain, il envoya une colonie militaire, trois cohortes, c'est-à-dire près de deux mille vétérans, pour lesquels il fallut se dépouiller d'un tiers des propriétés. Ce partage n'eut pas lieu sans protestations, sans une résistance acharnée, dont Cicéron nous a conservé le souvenir.

Quelques années plus tard, les Pompéiens sont-ils devenus plus dociles ? Non, car le neveu de Sylla qui a conduit la colonie, P. Cornélius Sylla, est accusé d'avoir conspiré avec Catilina et d'avoir voulu diriger les Pompéiens contre Rome, tandis que les complices de Catilina essayaient d'entraîner les autres provinces. Cornélius Sylla fut défendu par Cicéron, qui avait une maison de campagne3, non pas à Pompéi, mais sur son territoire. Plus tard, pour assouplir encore l'esprit des Pompéiens, Auguste leur envoya une nouvelle colonie qui fut établie dans un faubourg, peut-être sur des terrains cédés ou rachetés par la commune. Les murs, devenus alors inutiles, furent en partie abattus, et les portes de la ville tombèrent pour avoir des communications journalières avec le Pagus Augusto-Felix.

Enfin le caractère national, persistant, rebelle, facilement agressif, inflammable comme les tètes ardentes du Midi, éclate encore sous l'empire et malgré le joug terrible des césars. L'an 59 de notre ère, un certain Livineius Regulus, rayé du sénat, réfugié en Campanie, donna un combat de gladiateurs dans l'amphithéâtre de Pompéi. L'affluence fut grande, on accourut des villes voisines ; mais une rixe s'éleva entre les Pompéiens et les habitants de Nucéria. Des injures on passa aux pierres, des pierres aux coups, des coups aux armes, et bientôt la populace se livra une bataille en règle dans l'amphithéâtre et dans les environs. Les étrangers, moins nombreux, mal armés, eurent le dessous et prirent la fuite. Les parents des morts allèrent se plaindre à Rome ; les blessés s'y firent transporter en litière et demandèrent justice à Néron, qui renvoya la cause au sénat. Le sénat décida que Pompéi serait privée de combats de gladiateurs pendant dix ans, c'est-à-dire de l'an 59 à l'an 69.

Le souvenir de cette bataille, conservé par Tacite4, est rappelé par un dessin familier, avec une inscription tracée à la pointe sur une muraille de Pompéi. Un gladiateur descend les degrés de l'amphithéâtre, il tient une palme ; de l'autre côté des gradins, deux personnages indiqués par quelques traits d'une main fort inexpérimentée semblent se battre. Au-dessous, on lit Ô Campaniens vainqueurs, vous êtes perdus aussi bien que les habitants de Nucéria5. En 1869, en déblayant une assez chétive maison de la rue qui va du temple d'Isis à l'amphithéâtre, M. Fiorelli trouva une peinture qui représentait l'amphithéâtre de Pompéi6. L'exécution de cette peinture est horriblement négligée, mais on distingue nettement, en vue cavalière, l'amphithéâtre avec ses gradins, ses escaliers extérieurs, que l'artiste a rendus avec une naïveté enfantine, le velarium tendu au sommet pour protéger les spectateurs contre le soleil. Derrière l'amphithéâtre se dressent les murs de la ville avec leurs tours ; devant, une place plantée d'arbres est couverte de baraques en bois dressées par les marchands ambulants à l'occasion des jeux ; à droite est un grand édifice rectangulaire (qu'il sera facile à M. Fiorelli de nous rendre un jour) ; l'intérieur est découvert, et le petit bassin du milieu de la cour est figuré par le peintre. De tous côtés, même sur les remparts, même sur le sommet de l'amphithéâtre, des personnages esquissés par deux ou trois coups de pinceau, combattent, se défendent, se poursuivent, se tuent ; des blessés et des morts sont étendus sur le sol. Le costume de tous les combattants consiste en une simple tunique attachée à la ceinture : cela s'accorde avec le témoignage de Tacite, qui nous montre le bas peuple (plebs) seul mêlé à cette rixe sanglante.

Il faut donc soigneusement noter cette persistance du caractère national. Hostiles aux conquérants et à leurs mœurs, les Campaniens reçoivent beaucoup d'eux, mais ils protestent toujours et saisissent les occasions de secouer le joug : leur originalité triomphe à travers toutes les influences. Les Napolitains modernes, il faut le reconnaître, ont, comme leurs ancêtres, cette tête ardente sous les dehors de l'insouciance et du rire. Leur indolence dans la vie ordinaire n'empêche point leur sang de s'enflammer clans les agitations politiques. Il n'est point de peuple plus prompt à la révolte, ils l'ont prouvé aux étrangers de toute sorte qui ont occupé le pays. Angevins, Espagnols, Français, Bourbons ou Bonapartes, Italiens du Nord ou dictateurs révolutionnaires, ont dû tour à tour compter avec une race dont on ne prévient guère les explosions. Les Campaniens modernes ont conservé une égale aptitude à faire des révolutions, s'ils habitent les villes, et, s'ils habitent la montagne, à protester par le brigandage contre un gouvernement étranger et contre ses administrateurs.

Il est vraisemblable que les Campaniens ont conservé leur originalité et leur type aussi énergiquement que les Étrusques dans le nord de l'Italie, les Gaulois en France, les Berbères en Afrique, les Basques en Espagne. Les races douées d'une vitalité particulière et qui méritent le nom d'autochtones, absorbent et effacent les immigrations des autres races avec autant de facilité que la végétation d'un pays étouffe et fait disparaître les fleurs exotiques auxquelles la culture les force de céder momentanément la place. Une population nombreuse, d'un sang vif, d'un tempérament heureux, d'un caractère tranché, s'assimile sans peine des conquérants peu nombreux, détachés de leurs semblables, plus vite énervés par le climat. C'est au pied du Vésuve surtout qu'il faut tenir compte de l'action du climat sur les nouveau-venus. Certes le ciel du sud de l'Italie n'est pas plus beau que celui de la Grèce ou de l'Ionie, mais l'atmosphère offre des conditions très différentes. Les pluies douces et fréquentes, les variations brusques de la température, les vapeurs et les orages, l'air plus épais des plaines et le vent plus brûlant de l'Afrique, soumettent le corps à des alternatives qui le rendent sensible comme la corde d'une lyre, l'appauvrissent par l'excès de sensations, et développent le système nerveux aux dépens du système musculeux. L'état électrique d'un pays n'est pas assez compté dans les conditions extérieures qui agissent sur le développement ou la décadence d'un peuple. S'il est un lieu où l'électricité joue un rôle dans ces transformations, c'est assurément le golfe de Naples, terrain volcanique, exposé aux éruptions, aux émanations de gaz de toute sorte, aux tremblements de terre ; l'électricité du sol y est plus violente et plus changeante que celle de l'air.

Les étrangers pouvaient résister à ces influences beaucoup moins que la race acclimatée depuis tant de siècles. Ils s'affaiblissaient de génération en génération, et leurs mariages avec les indigènes ne les régénéraient qu'au profit du type indigène, qui prédominait dans ces croisements. Les Grecs, si sobres chez eux, si dédaigneux de la grossièreté de la matière, s'énervèrent eux-mêmes dans le sud de l'Italie. Leurs colonies les plus prospères finirent dans une honteuse mollesse. Les Grecs du golfe de Naples subirent la même loi ; ils n'avaient plus, du reste, de liens avec la mère patrie et n'en recevaient aucun contingent d'hommes, tandis que les Campaniens se recrutaient sans cesse dans la montagne et en tiraient un sang nouveau. Eux aussi ont été soumis à l'action du climat, ils se sont amollis, et le montagnard osque est devenu l'habitant dépravé de la bienheureuse Campanie ; mais, enfants du sol, en relations constantes avec les Apennins, leur berceau, ils étaient régénérés sans cesse ; les robustes paysans, que l'appât des salaires attirait, descendaient dans les villes du littoral et y faisaient souche de citadins. On cite trop volontiers les conquérants qui ont occupé Naples et y ont dû laisser des traces de leur passage ; on cherche avec trop de complaisance le profil grec, le caractère romain, la ressemblance des Arabes, des Angevins ou des Espagnols. Il est possible de satisfaire quelquefois cette passion archéologique : on trouvera des analogies de types dans les familles aristocratiques surtout, parce que les conquérants se mêlaient plus naturellement à l'aristocratie par des alliances, constituant euxmêmes un nouvel élément d'aristocratie ; mais, à ces exceptions près, tout a été éliminé ou absorbé par l'énergie du sang national. Le peuple proprement dit est bien resté campanien, il est l'héritier direct des Osques établis sur le golfe de Naples ; il a conservé en partie les qualités et les défauts de l'ancienne population, affaiblie par une longue suite de siècles, gâtée par le vice, rendue lymphatique par le régime des villes.

Le type physique est très particulier : il est unique en Italie, il ne ressemble ni au type romain, ni au type toscan ; ce n'est ni celui des Siciliens, ni celui de la vieille race gauloise, qui occupe encore la Cisalpine c'est-à-dire le nord de l'Italie. Les Napolitains ont les yeux d'un noir métallique, les cheveux d'une teinte presque brûlée ; ces cheveux ne sont pas admirablement plantés sur le front comme ceux des Grecs, ou épais sur la nuque comme ceux des Romains ; ils ont quelque chose de capricieux et d'irrégulier ; le teint est mat, plutôt brun que bronzé. Le nez est caractéristique ; il est presque toujours prononcé, mais sans style ; gros à l'extrémité, il parait un peu enflé. La voix, qui chez les hommes prend avec aisance les tons les plus divers, et dans les querelles les sons les plus aies, est gutturale chez les femmes ; les jeunes filles elles-mêmes ont dans certaines notes un organe rauque et voilé qui ressemble à de l'enrouement.

La taille est moyenne, rarement élégante comme dans le Nord : il n'y faut chercher ni la force, ni la grandeur, ni la noblesse d'attitudes. Les montagnards sont plus trapus, plus robustes, parce qu'ils sont laborieux, chasseurs, habiles à planter la vigne au pied des ormes ou à construire des murs de pierre sèche pour retenir sur les pentes escarpées la terre où poussera l'olivier. Les habitants de la plaine, au contraire, sont plus languissants ; ils aiment l'indolence ou se résignent au commerce, parce que c'est encore une forme de la paresse, et parce qu'ils restent assis derrière leur comptoir ou causent sur le seuil de leur boutique, se souciant à peine de l'acheteur. Sans besoins très vifs, consolés et fêtés par le climat, heureux de respirer, joyeux de vivre, ils aiment le rire, le chant, la dansa et le soleil. La mendicité n'est point un état qu'ils condamnent, ni l'obscénité une habitude qui leur répugne ; l'idée nette de la propriété d'autrui ne pénètre que lentement dans l'esprit de la basse classe.

Le trait dominant de la race, c'est la mimique, c'est-à-dire une vivacité d'action, une précision dans les mouvements du corps pour traduire la pensée, un accord entre la parole et le geste, qui sont à peine croyables. Rien ne leur est plus naturel que le don d'improviser en prose comme en vers, et chaque automne la fêle de Piè di Grotta leur fait créer en commun le chant populaire de l'année. L'éloquence leur est innée, vulgaire mais spirituelle, licencieuse mais pleine de feu. Un crieur public, pour vendre à l'encan un morceau de drap ou un mouchoir, montrera une verve, une abondance d'arguments et une souplesse de talent que lui envieraient bien des orateurs. Un capucin ignorant, prêchant sur l'estrade qui lui sert de chaire, saura, à force de gestes, d'inflexions dans la voix et de prestesse dans ses évolutions, mettre en scène Dieu, le diable, les saints, les pécheurs et tout le drame du jugement dernier. Dans les querelles surtout, le Napolitain est intarissable ; sa colère bouffonne a tour à tour des cris et des lazzis qui constituent une véritable comédie, et pourraient servir de modèles à des acteurs consommés.

Il n'est donc point surprenant que ce soient leurs ancêtres les Campaniens qui aient inventé un genre de représentations qui a fait les délices de l'antiquité et fait encore les délices de Naples. Atella, ville située à égale distance de la mer et de Capoue, au milieu des champs les plus fertiles, avait la première imaginé une série de scènes comiques qui ne ressemblaient ni au drame satirique des Grecs, avec Pan, les silènes et les nymphes (figurés si souvent sur les vases grecs), ni à la comédie d'Aristophane ou de Ménandre ; c'étaient des scènes familières, populaires, d'une réalité saisissante. On mettait sur le théâtre des personnages véritables, copiés dans la rue, dans les champs, dans la maison. On les faisait vivre, parler avec vérité, seulement on tournait tout en ridicule. Ces pièces s'appelèrent atellanes et eurent un succès qui s'étendit jusqu'a Rome. Les Romains en firent même leur comédie nationale ; ils réservèrent à la jeunesse patricienne, en l'interdisant aux histrions de profession, le plaisir de jouer les atellanesen langue osque.

Dès le principe, les Campaniens se moquaient de la vie des champs, de la rusticité ou de la niaiserie des montagnards, des travers des petites villes de l'intérieur, du patois des autres races sabelliques. Les provinciaux étaient bafoués, mystifiés, comme aujourd'hui au théâtre de San Carlino l'habitant de Bisceglia ou de Tarente. Les altercations et les rixes populaires étaient, comme aujourd'hui, un teste de plaisanteries plus vives et l'occasion d'un jeu plus hardi. Peu à peu, l'on généralisa et l'on inventa des types qui se développèrent et devinrent consacrés. Ces types sont, non pas grotesques, mais bouffons. Le grotesque sur la scène, c'est le laid et la difformité matérielle ; le bouffon, c'est l'esprit faisant ressortir gaiement les infirmités morales. Quelques-uns des personnages adoptés par les anciens vivent encore sur le théâtre populaire : la tradition s'est maintenue parce qu'elle traduit des mœurs et des caractères qui se sont perpétués. Les auteurs citent quelques types, par exemple Bucco, balourd, demi-railleur, qui recevait les bourrades, excitait des lazzis qu'il rendait avec une niaiserie propre à mettre les rieurs de son côté ; Casnar, le Pappus des Latins, qui semble répondre au bonhomme Cassandre ; Manducus, sorte de Croquemitaine, gros mangeur (mangia macaroni), plein de forfanterie ; Maccus enfin, qui charme toujours les Napolitains après avoir absorbé les autres types, Maccus, l'immortel Pulcinella, non pas bossu, nasillard, en gros sabots, hideux, tel que nos enfants l'applaudissent de leurs petites mains joyeuses, mais Polichinelle avec l'ancien costume national, le bonnet de feutre gris semblable aux casques coniques trouvés dans les tombeaux, la tunique blanche et bouffante par-dessus la ceinture, le pantalon large. Il est tout vêtu de blanc, comme les soldats de cette fameuse armée que les Samnites avaient opposée aux Romains, et qui était couverte de vêtements de lin d'une éclatante blancheur7. On a ajouté un masque qui s'arrête à la moitié du visage, moins pour exciter le rire que pour concentrer l'attention sur l'art de dire et de mimer. La grimace n'était plus possible, elle était cachée sous ce petit voile noir, et l'attention était concentrée sur les lèvres. Il fallait dès lors que les spectateurs restassent suspendus à cette bouche, n'en laissant perdre ni un pli, ni une contraction, ni un mot.

L'atellane antique s'est ainsi perpétuée, et les sujets se ressemblent aussi bien que les mœurs et les personnages. Nous connaissons quelques titres d'atellanes transportées ou imitées à Rome, Maccus soldat, Maccus gardien des scellés, Maccus gardien du temple; on dirait des titres imprimés sur les affiches aujourd'hui, Polichinelle soldat, Polichinelle médecin, Polichinelle courtier d'amour, etc. C'est le héros national, c'est la Campanie antique et moderne, c'est le génie osque personnifié, ce bon et enjoué Polichinelle, docile en apparence et entêté, plein de bonhomie et de malice, menteur et naïf, dupe et mystificateur, crédule et narquois -, mélange de niaiserie et de finesse spirituelle, de cynisme et de satire, de mots graveleux et d'allusions politiques, recevant des soufflets et les rendant toujours, paresseux, gourmand, voleur au besoin, mais si naturellement que cela paraît son droit, — aimable, égal d'humeur, optimiste, heureux, caressé, toujours aimé, toujours épousé, tiré de ses tribulations par la main de la Fortune ou récompensé par la Vénus pompéienne, — l'âme de la scène, l'unité et la fête de toute comédie, l'idole du public, qui se reconnaît en lui avec ses travers et ses goûts, avec ses vices et ses rêves.

Il faut donc constater, dans les petites choses comme dans les grandes, cette persistance de la race pour bien comprendre ce qu'étaient les habitants de l'antique Pompéi. Si l'on vous dit qu'ils étaient devenus Grecs, répondez non ; Romains, non ; ils étaient restés des Osques, mais des Osques de la plaine (campus), c'est-à-dire des Campaniens civilisés par toutes ces influences étrangères, amollis par le climat, attachés au commerce, au luxe, aux jouissances, devenus des épicuriens dans la pratique de la vie. Ils n'ont reçu de la Grèce que les reflets, des Étrusques 'que la corruption, des Romains que les formes administratives, l'enveloppe politique, l'étiquette. Ils n'ont pas eu pour l'idéal et la beauté cette passion qui animait les cités helléniques ; ils n'ont demandé à l'art que des applications à la vie matérielle et du bien-être. C'est à Naples, c'est dans le Midi, c'est dans les mœurs modernes qu'il faut chercher, par l'analogie et la comparaison, l'explication de ce qui nous embarrasse chez les anciens.

Si l'on mesurait la culture de l'esprit à l'abondance des manuscrits trouvés dans les maisons d'Herculanum et de Pompéi, on en conclurait que les habitants de la première ville étaient amis des lettres, ceux de la seconde fort illettrés, car on a trouvé à Herculanum mille sept cent cinquante-six manuscrits sur papyrus, pas un seul8à Pompéi, pas même une de ces boîtes revêtues de bronze (scrinium910